Comptes et récits de la performance. Essai sur le pilotage de l'entreprise

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

"Le pilotage de l'entreprise répond de moins en moins au modèle mécaniste du contrôle. Il exige une vision plus complexe et plus intégrée d'un pilotage/apprentissage distribué entre une multiplicité d'acteurs dans un contexte de changement continu" : ces quelques lignes qui introduisent le sommaire de cet "essai sur le pilotage del'entreprise" (p. 281) en présentent fort bien le projet. Projet que Ph. Lorino va développer avec une grande culture et un sens très vivace de l'expérience de l'action enentreprise, en nous invitant à comprendre l'organisation sociale comme et par un système de production de sens que l'on puisse raconter plutôt que comme un système de production de choses que l'on puisse (et que l'on ne puisse que) décompter ! Pour cefaire il va demander à C.S. Peirce de nous faire réfléchir sur les référents ou les interprétations de la signification, à H.A. Simon de nous faire réfléchir sur la rationalité complexe de l'action humaine, et à J. Piaget de nous faire réfléchir sur l'équilibration de nos représentations mentales oscillant entre une conservation par accommodation et un changement par assimilation. Réflexion qu'il va proposer d'ordonner autour des concepts complexes de processus et de performances (en abandonnant aisément les concepts simplistes de structure et de résultat chiffré auquel le contrôle de gestion s'est trop longtemps accoutumé et résigné). Comment ce "langage (et cette interprétation) de la performance collective vont-ils s'articuler en une vision stratégique globale et une multiplicité d'interprétations locales" ? Par le développement de "dispositifs collectifs pour apprendre à apprendre" (ce que Ph. Lorino appelle "un système d'apprentissage" et que l'on appellera peut-être plus volontiers un "système d'apprenance" depuis le Séminaire MCX d'Aix, mai 95, sur "L'Entreprise Apprenante").

Cet "essai sur le pilotage des organisations" est d'autant plus tonique qu'il est intelligemment innovant dans sa forme autant que dans son fond. Ph. Lorino s'excuse presque de l'usage abondant qu'il fait des "citations littéraires et des graphiques" qui parsèment presque toutes ses pages. Il craint que l'on y voie "un désir déplacé d'enjolivure dans un ouvrage à vocation théorique". Quelques docteurs grincheux lui en feront peut-être le grief, mais je crois qu'il a raison "de mettre la métaphore au centre du discours sur la gestion" dès lors qu'il nous invite à la mettre "au centre de la gestion" (p. 15); c'est là fort bonne rhétorique, et on ne peut que souhaiter que le procédé fasse école. Tout au plus regrettera-t-on qu'il ait dû réduire les citations littéraires à quelques uns seulement de ses auteurs préférés (Borges, Rilke ,Shakespeare, Carroll... et quelques autres). Mais ne parvient-il pas, ce faisant, à nous faire évoquer pour notre propre usage nos propres auteurs préférés, de Diderot à Valéry ? Une écriture qui avive l'intelligence de ses lecteurs, n'est-ce pas l'objet de notre quête ?

Il est peut-être un argument implicitement évoqué par Ph. Lorino qui méritera une discussion plus soigneuse. Spontanément, il parle volontiers de "création" de sens ou devaleur dans et par l'organisation. Mais il ne semble pas prêter assez d'attention... au "sens de la création" : "Toute création est une transformation" observait P. Valéry, ou une "association" (voire une "bissociation", A. Koestler). L'important, dès lors qu'on veut la comprendre est de l'interpréter en terme de processus (de transformation). Ce qu'a fait en particulier H.A. Simon dans nombre de ses recherches, et on n'est pas surpris de voir Ph. Lorino y faire fréquemment appel dans son propre essai (c'est je crois l'auteur le plus souvent cité). C'est pourquoi on est surpris de constater en revanche qu'à deux reprises (p. 38-39 et p. 103-104) il commet soudain un contresens reprochant à Simon et à Newell une conception "fermée" du processus de création par computation symbolique, alors qu'à l'inverse, ils l'ont "ouverte" en interprétant la création comme "une transformation permanente de représentations", et donc une computation symbolique. L'origine de ce contresens apparaît dans le texte même : dansles deux cas, Ph. Lorino cite H. Simon "en seconde main", reprenant un texte d'un J.Theuraux (1992), lequel apparemment a lu H. Simon trop vite et surtout n'a pas admis (ou perçu ?) que l'on puisse fort légitimement interpréter le processus de création comme et par un processus de transformation de systèmes de symboles.

Appauvrissement local mineur de l'essai de Ph. Lorino qui, en pratique, n'affecte en rien sa thèse et que ne repéreront que les lecteurs critiques. Lecteurs qui pardonneront d'autant plus volontiers cet involontaire détour, qu'ils seront par ailleurs admiratifs devant la capacité de Ph. Lorino à "réinventer" la pensée d'H.A. Simon : c'est le cas en particulier de la distinction qu'il introduit (p. 26) entre "la complexité combinatoire" et "la complexité d'ouverture", qui reprend -fort bien, mais manifestement à son insu- la distinction proposée par H.A. Simon en 1986 entre "la complexité computationnelle" et  "la complexité informationnelle", dans une étude réalisée avec J. Larkin intitulée"Pourquoi un court croquis en dit-il plus-parfois-qu'un long discours ?". Etude qui, incidemment, cautionne davantage encore s'il en était besoin, l'initiative de Ph. Lorino accompagnant son texte d'un grand nombre de schémas.

J.L. Le Moigne