LA COMPLEXITÉ TERRITORIALE : ENTRE PROCESSUS ET PROJETS

Note de lecture par BIAUSSER Evelyne

            Cet ouvrage « tourne autour » de la complexité territoriale, et j’emploie favorablement ce verbe, puisqu’il va y être souvent question d’appropriation physique par le déplacement, la pérégrination, sur le territoire à comprendre et à modéliser.

Deux aspects sont visibles à travers les six contributions présentées.

            Quel territoire aujourd’hui est pertinent pour l’homme, celui qui l’habite comme celui qui en fait l’objet de sa recherche – ou l’un et l’autre - dans un contexte de mobilité, de réseaux, de fluides, engendrant une désynchronisation des références jusque là constituantes, telles que celles proposées par le sociologue John Urry : vicinité, localité, communion (p 8) ?

            Et, l’approche vraiment novatrice du territoire posé comme une construction géopoïétique1 c’est-à-dire un construit entre science et poésie, où chercheurs et poètes ont à créer un  espace commun ainsi qu’un langage pour exprimer cet encore no man’s land.

            A travers la diversité de ces contributions, on peut donc repérer une double postulation du territoire : il est à la fois processus, quelque chose circulant entre réseaux d’agents humains et non humains ; et à la fois projet  anthropolitique, selon le terme d’Edgar Morin, qui paraît aujourd’hui plus favorablement éclore à l’échelle locale, mais où les articulations avec le global (l’Europe, une société mondialisée) pointent déjà leur complexité.

            Croisant son expérience de vingt-huit années de mandat (au sein d’une commune puis d’une communauté de communes) et d’universitaire systémicien, Jean-Claude Lugan nous livre tout d’abord quelques variables de sa réalité politique, qui lui confèrent un certain degré de complexité et l’amènent à définir le système politique territorial comme « une médiation entre un système microsociétal et son histoire » (p 29). La multiplication des acteurs en présence, de leurs stratégies, des variables exogènes et aléatoires, des zones d’incertitudes, des informations quantifiables avec les représentations personnelles, empêchent le plus souvent d’imaginer un quelconque « one best way », et dessert la possibilité d’une « rationalité limitée et située ». Cette diversité qui pourrait construire une rationalité commune s’effiloche en stratégies de pouvoir individuel, en paranoïa et courtisanerie, où la compétence ultime devient l’obtention avant les autres des « bonnes » informations ! (au sens de « décisives »)

            Le théoricien systémicien en tire un triple questionnement : comment réduire l’écart entre la réalité perçue et la réalité ? Les actions et décisions que l’on prend dans un tel système accroissent-elles l’ordre ou le désordre interne de la collectivité ? Et quelles sont les positions stratégiques permettant d’obtenir les bonnes informations ?

            Dans sa prise de décisions, ce système politico-territorial ne se conduit pas comme un système cybernétiquement simple, et Jean-Claude Lugan y recense des « conditions systémiques » de réussite. Premièrement, l’immersion de l’acteur politique dans la vie locale quotidienne est primordiale, il lui faut donc savoir assister à un match de rugby ou à un spectacle associatif…Deuxièmement, l’acteur politique doit s’être constitué une mémoire des décisions ayant fabriqué ladite collectivité, pour pouvoir se projeter. Même si, plutôt qu’un véritable projet, les élus gardent un « certain cap », conforme à la loi, mais adaptable aux circonstances, car c’est le vécu des acteurs en coopération qui va surtout fonder le nouveau territoire.

            En 2006, Jean-Claude Lugan fait le bilan de sa motivation d’élu local : trop de temps passé à traiter les antagonismes individuels, ou à réduire les écarts entre réalité et souhaits, trop d’individualisme sur fond de néo-libéralisme l’ont éloigné de ses valeurs démocratiques propres. Sa vision du pouvoir a changé à travers ce qu’il a compris de sa fascination comme de son opérationnalité, et sans doute cet apprentissage sera-t-il réintroduit dans son cheminement universitaire pour l’enrichir…

            La réflexion de Michel Roux : « Ni  prescripteur, ni leader, le gouvernement par la vacuité » traite de la réduction généralisée qu’implique notre modèle politique, en essayant d’évacuer toute diversité pour faire triompher « la » vérité. L’auteur impute une grande partie de ce réductionnisme ambiant aux formes d’autorité revêtues par ceux qui gouvernent, soit sous la forme de prescripteurs soit sous la forme de leaders, formes pour lui caduques et contreproductives, car la vérité unique ne peut que diviser et exclure, et donc toujours plus réduire, alors que l’être humain a comme « projet essentiel » (p 44) la conservation de sa diversité. Dans un tel contexte, le chef réducteur qui infantilise ceux qui lui font confiance, perd peu à peu tout crédit puisqu’il n’est pas à même de représenter « la » vérité.

            Qu’est-ce qu’un prescripteur ? Michel Roux s’appuie sur le propos fréquemment rappelé par Jean-Louis Le Moigne que la connaissance ne saurait fonder légitimement des « prescriptions »2  mais seulement les informer, pour poser notamment les questions véhiculant de l’intelligence de la situation. Les prescripteurs ont entre autres la fâcheuse habitude de transférer des modèles performants, en oubliant le contexte ou la temporalité qui les ont fait naître. Alors qu’un modèle est à croiser avec un projet et une éthique, sous peine de fabriquer des robots3.

            L’auteur emprunte  les exemples de la sécurité routière et de la santé publique où le discours politique (et les décisions allant avec, hélas !) se fonde sur la vérité de la moyenne probabiliste (de la vitesse automobile ou du nombre de rhumes) en en faisant un Tout correspondant exactement à la somme des parties, et gommant au passage l’autonomie de l’être humain ou l’incursion d’aléas...Non seulement la vérité du prescripteur est une mais elle n’est que quantitative ! Peut-on rêver plus réducteur ?

            Le leader repose, lui, sur deux mécanismes plus psychosociologiques, mais tout aussi réducteurs pour garantir la diversité par l’acte de gouvernance. Il assoit son pouvoir sur une relation d’influence  qui cherche à entraîner l’autre vers un but pas toujours partagé, ou sur un  mécanisme mimétique  tel que l’a décrit René Girard. Dans les deux cas, le chef  est promis au rejet des foules, qui lui font payer la conviction qu’elles ne partagent pas ou plus, ainsi qu’en témoignent de multiples personnalités adorées aujourd’hui, brûlées demain...Bref, prescripteur ou leader présentent un mode de gouvernement trop réducteur pour répondre à la complexité  d’une action collective aujourd’hui, qui, managériale ou politique, ne saurait être que locale et contextuelle.

            Mais que pourrait être alors la gouvernance ? S’appuyant sur l’imagerie de la mer, Michel Roux la voit plutôt comme une  épissure  (p 60), technique qui tresse des cordages solidaires et différenciés, entre les différentes logiques, les différentes constructions personnelles, et enfin l’explicite à chacun pour la rendre intelligible.

            Mêlant poétiquement les métaphores de l’acupuncture, (l’intelligence  Feu qui est celle de l’unité), du Tao (le vide dans lequel doit se placer le dirigeant), de la navigation maritime (le phare en mer qui répète inlassablement sa position pour situer notre mobilité), l’auteur dessine une carte impressionniste (sinon scientifique ?) du sens de l’acte de gouverner, autour de la nécessité de la place de l’autre dans notre construit. En effet, porte-parole, miroir ou « goûteur » du souverain, l’autre est là pour rendre intelligibles nos représentations et cohérentes nos inter-rétroactions. La circulation d’informations est alors capitale, ainsi que la veille que l’on ne manquera pas de mettre en place, pour comprendre les territoires de chacun.

            Enfin, avec l’exemple du Titanic, dont chacun des sous-systèmes semblait parfait mais dont le tout était inférieur à la somme de ses parties, l’auteur montre que le gigantisme rend incompatible les contraires. L’Education Nationale par exemple, est incapable de respecter l’objectif de 80% d’une classe d’âge ayant le Baccalauréat et de mettre en oeuvre le fonctionnement différencié pour l’atteindre. Michel Roux rappelle la théorie chinoise des cinq éléments pour opposer le temps unimodal de l’Occident (qui consiste à en gagner toujours plus) et celui multimodal, plus souple, plus adaptable aux changements, de l’Orient. Bref la réussite est contextuelle à un espace, un temps, des hommes, et si on l’oublie, on ne la décrira qu’en terme de procédures perdant un peu plus de sens à chaque banalisation...

            En conclusion, il nous est préconisé de revenir à agir sur du  territoire restreint, parce qu’il est plus facile d’en préserver la diversité, comme la richesse des interactions entre le « contrat naturel et le contrat social ».

            Avec l’étude qui suit, « La composante poétique du rapport au terrain : le non-dit de la recherche sur le territoire », Pascal Roggero et Claude Vautier ouvrent une cheminée d’aération dans la modélisation des systèmes complexes, de par le  lien qu’ils commencent de construire entre science et poésie, via la pensée complexe d’Edgar Morin et la Géopoétique de Kenneth White. Plus qu’une simple interrogation stylistique ou esthétique, ils introduisent par ce rapprochement (dûment argumenté) une ouverture épistémique d’importance, en posant la sensation et l’intuition comme éléments possibles d’élaboration de la pensée scientifique ! Ce qui ne manque pas d’interpeller l’outil pour dire ce rapprochement : en quel langage pourra-t-on le faire, la science et la poésie s’étant soigneusement évitées ?

            Derrière ce rapprochement qui peut paraître anodin à première vue, se cache une interrogation sur le fondement même de l’objet des sciences sociales : celles-ci peuvent–elles prétendre, comme elles l’ont fait depuis leur apparition, courant ainsi après la forme de légitimité des sciences exactes, à éliminer la subjectivité de leur démarche ? Interrogation aussi passionnante que féconde dans un ouvrage maillant la complexité et le territoire, deux concepts (ou faut-il dire réalités ?) maniés et par Edgar Morin et par Kenneth White.

            Les deux auteurs souhaitent « réenchanter » le réel, notamment dans et par la recherche sur le territoire, à l’instar de cette sensation unique, à la fois souffle et intuition, que connaît le poète, et qu’il tentera de retransmettre dans son écriture. Ce recours à la poésie (qui n’est pas synonyme de poème) comme instrument de découverte du territoire s’appuie sur plusieurs constats.

            Tout d’abord sur la certitude que l’appropriation du territoire par le chercheur ne peut se faire que grâce à son vécu, d’où une méthode à inventer pour le réintroduire dans sa recherche, au lieu de l’éviter sous prétexte de non scientificité. En fait la sociologie admet que les principes de scientificité prônés par les sciences exactes: mise à distance de l’objet et falsifiabilité, lui sont impossibles. Elle connaît donc des carences épistémiques graves non modifiables.

            Le territoire est surtout un fondement identitaire de notre humanité, un terrain où s’ancre la construction des solidarités, de la socialisation. Pourquoi dénier cette dimension au sociologue ? Avec l’objet de sa recherche, il noue une empathie, il humanise ce territoire par les contacts qu’il y a développés, bref il serait épistémiquement judicieux de s’interroger sur le rôle de l’inconscient dans la réflexivité du chercheur (peut-on imaginer que la pensée soit indépendante de l’imagination et de l’intuition ? et  la seule collecte de données mériterait-elle le nom de recherche ?)

            Il est donc urgent de réintroduire un peu de poésie dans le territoire, là où la pensée rationnelle occidentale en tant que voie unique, a fini par n’engendrer que du désenchantement, malgré quelques sursauts comme le Romantisme allemand. Là où les lois sur les « pays » entre 1995 et 2003 n’ont su donner naissance à aucun territoire de projets (économique, culturel, social, géographique) cohérent, l’action publique s’étant fait relayer par des Consultants affairistes qui ont éliminé toute diversité créatrice et toute poésie de ces territoires  pensés par de seuls experts (p 87).

            Non, le territoire nécessiterait plutôt une « appréhension sensible » telle que les auteurs l’ont repérée chez Pierre Sansot, croisant la sociologie, l’ethnographie et l’anthropologie ainsi que... la marche4!  Une pluralité méthodologique est plus adaptée à l’objet sociologique complexe du territoire, proche de celle qu’avait mise en place Edgar Morin à Plozévet5 mêlant l’interpersonnel aux données recueillies pour mieux comprendre l’objet étudié. La poésie, en fonctionnant par métaphores et analogies, peut créer du sens « sociopoétique » du territoire, puisque sa saisie par flash de la réalité est ouverture de la pensée. En quoi serait-elle une saisie de notre réalité construite moins « vraie » que la rationnelle ?

            Peut-être n’est-elle pas moins vraie en effet, mais sur fond historique de deux siècles de rationalité uniquement définie par le discours scientifique, il y a là matière à révolution !

En tous cas, matière à se questionner sur la langue pouvant dire cette extension. A part chez Bachelard peut-être avec ses Rêveries, le discours scientifique exclut rigoureusement (frileusement ?) la poésie, et bien peu de poètes se sont sentis attirés par un objet scientifiquement défini. Le scientifique veut s’extraire du monde pour mieux le regarder, le poète est « au monde ».

            Le scientifique peut très bien interroger l’intuition ou l’illumination du poète, ou le « satori » bouddhiste, à condition d’inventer des métarègles transformant les règles du discours scientifique, d’inventer de nouveaux protocoles pour valider les intuitions, l’affect, sans tomber dans l’erreur de « l’anthropomorphisme et la croyance en la fusion » (p 114). Pour Pascal Roggero et Claude Vautier, la boucle cognitive classique (faits/hypothèses/faits) est celle induite par Platon, où le Temps et l’Espace n’existent pas. Comment alors réintroduire la réalité cheminante de l’expérience existentielle dans notre modélisation ? La pérégrination (physique et mentale) du chercheur le met à distance par une approche plus globalisante en réintroduisant le temps et l’espace du territoire.

            Il entre alors dans une modélisation complexe où s’entrechoquent macroscope et microscope, enracinement et extension, infirmation et confirmation des affects. S’ils le rapprochent de leur propre recherche sur le territoire du Tarn, les auteurs pensent  mêler la réduction (par la sélection des données qu’ils opèrent, par le formatage des outils utilisés), et la complexification par l’ouverture à l’interprétation, la confrontation de leurs perceptions au vécu du territoire. En somme le langage scientifique déshumanise le territoire, mais la langue de l’herméneutique va le vivifier. La « pérégrination » ouvre ici, via l’émotion qu’elle réintroduit, la boucle récursive du sens,  envisageant ainsi un mode élargi théorico-empirique plus créatif dans la modélisation de l’objet complexe qu’est le territoire.

            En conclusion, nos auteurs insistent sur l’humilité et la hardiesse – la solitude aussi – conditions nécessaires à conjuguer dans un tel projet de tressage entre « perception, compréhension, conceptualisation, modélisation, validation et interprétation argumentée » (p 122), ... difficile projet de reliance entre science et poésie, mais tellement prometteur !

            La contribution suivante illustre et complète ce rapprochement, puisque Amélie Chanez et Pascal Pons s’attèlent à une «  comparaison géopoétique et complexité : résonances et dissonances » On ne présente plus guère Edgar Morin6 et son élaboration patiente et obstinément rigoureuse d’une pensée de la complexité généralisée, prônant la reliance et la complexification à la place de la disjonction et de la réduction, notamment dans les six tomes de sa Méthode.

On connaît moins bien sans doute Kenneth White et sa géopoétique, approche sans définition certes, mais fondée sur le « désir de vie et du monde », cherchant une pensée plus ouverte et une nouvelle écriture poétique célébrant le rapport entre l’esprit et la Terre. D’emblée donc, un rapprochement s’instaure entre les deux pensées que lie l’envie de sortir de la gangue aristotélicienne comme de la séparation cartésienne homme/nature.

            Les deux approches ont en effet l’ambition d’apporter un nouveau paradigme, pour dépasser « le grand paradigme d’Occident » (E.Morin) ou « l’autoroute de l’Occident » (K.White), et l’un parle d’une « réforme de la pensée », l’autre d’un « nouveau langage » pour sortir de l’émiettement et mieux tendre vers la globalité pour l’un, vers « la mondéité » pour l’autre. Tous deux sont influencés par des Penseurs, des Poètes et des Scientifiques. On trouve ainsi dans leur Panthéon : Pascal, Vinci, Valéry, Hölderlin, pour Edgar Morin, la pensée orientale et Prigogine, Maturana, Varela, Bateson, Atlan, von Foerster, Einstein, Whitehaed, Hegel pour des références communes. On verra dans leurs oeuvres un même rapport jouissif à la connaissance (p 139), via la « reliance » pour l’un, via le « sens de la terre » pour l’autre. On songe évidemment aussi au même péril holistique les guettant, ou au désespoir posthumaniste...

            Néanmoins, selon Amélie Chanez et Pascal Pons, d’intenses différences les séparent. Edgar Morin s’applique à une pensée scientifique, Kenneth White vise plutôt une « culture ». Car la pensée complexe se lit à travers des critères généralement validés comme scientifiques : la présence d’une méthode appuyée sur ses concepts, l’instrumentalisation de la modélisation constructiviste, l’opérationnalisation des concepts. Tous critères commençant à se rendre visibles dans (et grâce à) la démarche morinienne, mais plus flous chez White, où l’on trouve plutôt la sensation, la fulgurance et l’intuition comme preuves et outils de connaissance.

Nonobstant ce flou et s’appuyant sur  la démarche qu’ils trouvent résolument voisine, Pascal Pons et Amélie Chanez posent la question de l’élargissement des critères scientifiques de la connaissance  au titre que  ceux-ci doivent permettre l’espace d’un dialogue et d’une confrontation, pas d’une exclusion. Il serait sans doute dommage d’exclure la pensée Whitienne d’une confrontation productive pour la connaissance, sous prétexte de non scientificité.

            On peut par exemple confronter les thèmes de l’Educatif, du cheminement, de la place de l’homme dans ce monde, de l’extension planétaire chez l’un et chez l’autre avec profit, même si l’anthropolitique d’Edgar Morin s’oppose plutôt à l’élitisme post humaniste de Kenneth White.

Bref, les auteurs prêchent pour une reliance, et la fermentation créatrice qui en résulterait ; il ne reste qu’à inventer le cadre scientifique de ce tissu complexico-poétique...un bon sujet de recherche, non ?!

            Nous revenons avec Marina Casula à un territoire plus concret puisqu’elle réalise une thèse sur l’identité et le projet politique de la Corse. Le titre de son exposé : « L’île, le savant, le poète, l’acteur » nous indique la teneur du discours : une collation et une collection (de pensées, de citations d’autres chercheurs, de typologies des îles) où il est difficile d’apercevoir une pensée propre et globalisante.

            La référence à Edgar Morin est un peu hasardeuse (il est cité notamment pour valider la scientificité du « je » que la doctorante emploie dans son discours, dans une liaison peu compréhensible) et l’auteur devra sans doute compléter sa connaissance morinienne. Même si l’analyse rapportée d’Anne Meistersheim sur l’iléité, l’insularisme et l’insularité accroche l’intérêt, on demeure en attente d’une véritable intégration de ces notions dans la complexité de l’île corse. Il faut attendre encore un peu sans doute que Marina Casula ait suffisamment avancé dans son processus de mise en recul affective de son objet de chercheur pour qu’elle puisse nous livrer la complexité de son île comme un objet scientifique. Dans le fond, nous sommes encore dans le propos du livre : qu’est-ce qui est scientifique, qu’est-ce qui ne l’est pas dans la sociologie du territoire ? Et en quoi notre affect peut-il construire notre objet de recherche ?

            Ali Aït Abdelmalek étudie depuis 1996 les rapports de la société agricole bretonne avec la communauté européenne et nous fait état ici d’une « perspective systémique en sociologie des territoires sur les interactions Région/Etat/Europe ». Il a remarqué deux systèmes en contradiction : l’un continuant de développer une logique nationale, c’est la commune, le département, l’Etat ;  l’autre témoignant plutôt d’une logique ethno-territoriale, c’est le « pays », la région et l’Europe.

            Le premier système s’appuie sur une idéologie construite par le passé, le second sur une utopie, représentation « tendant vers », comme il se doit. La communauté européenne existante est tiraillée entre ces deux mythes  fondateurs.  S’appuyant sur la place des médiations institutionnelles et organisationnelles, le chercheur a repéré trois typologies d’agriculteurs actuels.

Les « paysans nationaux », travaillant dans une exploitation familiale, qui se montrent indépendants, soumis aux et exclus des Organisations professionnelles agricoles, se présentent comme anti-européens, se sentant une espèce menacée et par l’isolement et par l’ingratitude sociale qu’on leur manifeste.

            Les « agriculteurs » adhèrent aux et utilisent, eux, les OPA européennes, sont le plus souvent surendettés,et se sentent perdus dans les hautes instances d’arbitrage. Les « entrepreneurs de l’Europe » occupent des postes de Responsables dans les OPA. Ils sont naturellement pro-européens, prenant une part active dans la politique agricole européenne, et le marché est leur seule loi. La modernisation se fait à tout crin pour satisfaire ou anticiper le marché, et ils participent à l’élaboration de l’utopie communautaire.

            L’exemple du Pays de Redon montre pour l’auteur la recomposition du métier d’agriculteur, du territoire et des médiations, le tout allant vers l’extension et la complexité. La construction d’une nouvelle identité rurale est en marche, posant la question du territoire pertinent de proximité : le « pays », la région, l’Etat ? Sachant que les réseaux locaux en extension affaiblissent l’Etat nation, et que le libéralisme/individualisme galopant constitue un péril pour l’utopie européenne. Ce n’est pas l’humanisme qui est en question dans cette Europe-là, affirme l’auteur, mais l’idée que l’humanisme est couplé avec la recherche exclusive du profit individuel.

            A la fin de l’ouvrage, Pascal Roggero en appelle à une pluralité de chercheurs, artistes, acteurs du territoire et citoyens, pouvant construire par leur réflexion collective une transdisciplinarité du territoire autour d’une modélisation intégrative, alliant théorie et méthodologies expérientielles. Par exemple à travers des ateliers thématiques sur des questionnements transversaux, projet processuel passionnant qui permettrait peut-être de mieux relier les connaissances, notamment celles produites par les ateliers du Réseau Intelligence de la complexité MCX-APC


[1] En référence à Paul Valéry qui adopte « poïétique » en 1937 pour signifier « le faire »

[2] « Décrire plutôt que prescrire » rappelle inlassablement Jean-Louis Le Moigne dans son rôle de veilleur épistémique...

[3] Ce qui peut aussi constituer un projet de société, bien entendu ! (note d’EB)

[4] Tout marcheur accréditera  la connaissance à nulle autre pareille que ses pieds lui construisent (note d’EB !)

[5] La démarche multidimensionnelle en sociologie, in Cahiers internationaux de sociologie, 1966

[6] Surtout dans cet ouvrage de la collection Ingenium, ouvrage dont le projet s’est formé lors du  Colloque de Cerisy  ‘Intelligence de la complexité, Epistémologie et Pragmatique’ en juin2005,