La complexité autrement

Note de lecture par FLEURANCE Philippe

La problématique de la complexité envisagée « autrement » et nommée « complexité post-normale », amène à examiner d’importantes questions fondamentales, comme le souligne à maintes reprises, cette ambitieuse réponse à l'absence de solutions que laissent apparaître nombre de phénomènes en sciences sociales. Le point de départ de la réflexion de Robert Delorme s’effectue à partir du constat d’« une réalité orpheline en attente de traitement » et si l’auteur se permet ce constat - qu’a priori certains peuvent trouver osé - c’est qu’il dispose d’arguments lui permettant de justifier cette affirmation. C’est l’objet de l’ouvrage.

Donner un aperçu du contenu d’un tel livre, qui traite aussi bien de la pandémie de Covid-19, de la sécurité routière, de la gestion des déchets nucléaires, du principe de précaution, de la politique de réforme sociale en France, d’une réévaluation de la révolution apportée par J.M. Keynes en économie n’est pas tâche aisée. Chaque chapitre mériterait une note de lecture approfondie mais ce n’est finalement pas l’objet principal du livre. La curiosité du lecteur est d’emblée attirée par la pertinence et l’actualité des thématiques choisies, la densité et la profondeur des analyses, sans oublier l’attention constamment apportée à faciliter la compréhension du lecteur. Une expression didactique, un glossaire, des tableaux synthétiques, un index des auteurs et thèmes et une bibliographie fournie, facilitent la lecture et permettent de se repérer dans les différentes propositions avancées par l’auteur.

Une autre manière de présenter ce livre consiste à souligner qu’il allie avec brio un état des thématiques évoquées à partir d’études et d’enquêtes, d’analyses personnelles et une érudition pluridisciplinaire mettant l’accent sur toutes sortes de controverses, d’injonctions paradoxales visant à susciter des prises de conscience sur nos démarches de construction de connaissances dans les domaines précités.

La manière la plus appropriée - nous semble-t-il - de rendre compte de cet ouvrage est sans doute d’évoquer le questionnement profond qui conduit à l’agencement des chapitres. Dans la lignée revendiquée de « la pensée complexe » et des auteurs comme Edgar Morin et Jean Louis Le Moigne, l’auteur se propose tout au long des chapitres, de construire une pensée du non réductible i.e. de l’irréductibilité des phénomènes en sciences sociales[1] (associée à celle d’intrication). Cette démonstration forme l’ossature du livre.

« Si loin que pénètre la division, elle ne trouve pas l’indivisible[2] »

La pensée analytique qui consiste à décomposer l’objet à étudier en éléments séparés pour essayer de mieux le comprendre, présente l'inconvénient d'ignorer les propriétés du « tout », compromettant au final, sa compréhension par l’occultation du contexte, des interactions et des interdépendances, des dynamiques processuelles. L’hyper développement des connaissances analytiques peut conduire à une ignorance qui rend opaques les réalités les plus dramatiques que nous vivons. Robert Delorme incite dans son introduction, à ne plus se satisfaire d’une réductibilité au simple, mais envisage le contraire, c'est à dire son irréductibilité[3]. Elle est perceptible dans le fait que nous rencontrons une impossibilité - au moins épistémologique et méthodologique - de saisir les choses sans que les dispositifs dont nous disposons pour les classer ou les modifier se heurte à de l'énigmatique, à de la discordance, à de l'imprévisible; - sans que les niveaux d’échelles auxquelles nous référons nos explications en limitent la portée ; - sans qu'une partie de notre savoir en détruise une autre.

En faisant le choix de l’antériorité logique du problème concret sur les outils d’analyse à notre disposition - concepts et méthodes disponibles et mobilisables a priori -  Robert Delorme propose de s’écarter du modèle « déjà là » et de la théorie imposée top-down ainsi que de la posture réductionniste de résolution de problèmes postulant une élaboration de la solution au fil du temps en fonction d’un unique et stable critère de convergence et/ou de vérité.   

Penser les phénomènes comme irréductibles consiste à leur supposer des caractéristiques que les démarches analytiques n’appréhendent pas et que l’on a du mal à expliquer par les modèles standard[4]. S’appuyant sur la présentation de cas concrets issus de la sécurité routière (chapitre 6), de  l’examen de l’approche keynésienne en économie (chapitre 7), de la mise en oeuvre du principe de précaution (chapitre 8), de la gestion des déchets nucléaire en France (chapitre 9), de la difficulté à reformer en France (chapitre 10), de la pandémie de Covid 19 (chapitre 11), l’auteur argumente que les phénomènes dont nous faisons l’expérience et que nous devons affronter relèvent rarement de situations épurées comme dans le cas de la « résolution de problème ». Ils constituent pour les acteurs et observateurs, des situations mal structurées « deeply ill structured situations », « intractable », des problèmes irréductibles (Wicked Problem), qui caractérisent les problèmes difficiles à résoudre car possédant des informations incomplètes et souvent divergentes. En raison des interactions continues et des interdépendances, de processus insoupçonnés, l’effort pour essayer d’en résoudre une partie peut faire naitre de nouveaux problèmes.

En renvoyant à une lecture plus détaillée de chacun des chapitres concernés, nous synthétisons – à un niveau méta - quelques caractéristiques « fonctionnelles » d’irréductibilité que nous relevons dans les cas-exemples cités :

- L’infinité des relations qui lient les phénomènes entre eux, la multitude de boucles de rétroaction qui chemin faisant, font évoluer des systèmes que l’on appréhende comme imbriqués, aux limites floues et dont on n’est jamais sûr de balayer toute l’étendue (par exemple chapitre 10) ;

- Les évènements dont il est question sont interreliés, interdépendants et dynamiques, ils évoluent continuellement, avec ou sans intervention humaine. La dimension temporelle s’exprime souvent au niveau des délais qu'elle impose avant que les effets d'une action ne soient visibles en raison des temporalités de réaction des processus impliqués ;

- L'existence au sein même des processus et/ou des événements à observer/contrôler de logiques divergentes, non hiérarchisées, « polycentriques » et souvent interdépendantes ;

- Une imprévisibilité essentielle car la définition même des pertinences ne préexiste pas, les repères et actions d’observation et/ou de contrôle ne sont pas donnés a priori mais émergent lors du déroulement de l’action et évoluent de manière non entièrement prévisible (par exemple chapitre 11).

On devine dans l’expression de ces points, l'horizontalité perçue et conçue comme le plan de répartition des phénomènes. Cependant, il apparait difficile de proposer des explications de fonctionnement « micro-échelle » qui pourraient expliquer des résultats « macro-échelle » (ou l’inverse) et cela implique d’étudier chaque niveau avec la pertinence que son échelle demande. Il nous semble que la notion d’échelle qui est peu abordée dans l’ouvrage, pourrait ouvrir différentes pistes pour nuancer la réflexion visant à rendre intelligible des « processus-événements[5] » et leur irréductibilité à une instance particulière et/ou à une méthode. Référée à la pensée en complexité, elle consiste à appréhender par exemple, les niveaux micro et macro en interaction récursive au sein d’un système auto-organisant, et rechercher les explications de leur évolution dans ce fonctionnement où l’on va des parties au tout, du tout aux parties pour essayer de comprendre les « processus-événements ».

 

Réflexions épistémologiques pour aborder l’irréductible : La complexité autrement

Comment rendre intelligible ces phénomènes où tout paraît imprécis, au sein duquel rien n’est définitivement dénombrable, où les situations perçues comme complexes plongent les acteurs et observateurs dans une incertitude quant aux moyens de leur intelligibilité ? Quels renouveaux conceptuels, épistémiques convient-il de mobiliser pour rendre intelligible les événements décrits comme relevant d‘une irréductibilité phénoménale ? Robert Delorme propose un changement paradigmatique de l’étude de ces phénomènes en examinant les ressources offertes par les théorisations de la complexité à travers deux notions qu’il propose : la complexité post normale et l’Irréductibilité phénoménale active.

L’expression « complexité post normale » forgée dans la continuité de la proposition de Funtowicz & Ravetz concernant la « science post normale[6] », s’avère nécessaire - pour l’auteur - pour se démarquer des théorisations de la complexité[7] qui ne considèrent pas l’irréductibilité[8]. Cette complexité « normale » concerne bon nombre d’outils actuels de modélisation (et de simulation) comme les modélisations à base d’Automate cellulaire (AC), de Système Multi Agent (SMA) et les modélisations à base d’équations différentielles. Ce faisant, il réactualise le débat ouvert par Edgar Morin « complexité générale - complexité restreinte[9] » qui reproche à la complexité dite « restreinte » de rester  dans l’épistémologie de la science classique.

Robert Delorme affronte l’oxymore qu’il dénonce lui-même « Vouloir traiter ce qui est irréductible n’est-ce pas vouloir le réduire ? ». En faisant appel à Herbert Simon et plus particulièrement à Elinor Ostrom, il nous offre un dépassement de cette contradiction en profilant l’idée de « complexité restreinte admise » (tableau 5 page 70). Ostrom estime que l’accès à des données en provenance d’une diversité de sources est nécessaire à la bonne compréhension des phénomènes. Elle fait appel à des méthodes diverses issues de différentes disciplines : méthodes expérimentales issues de la théorie économique, recherches sur le terrain issues de l'anthropologie culturelle, théorie des jeux évolutifs des approches dynamiques, approche organisationnelle et institutionnelle des sciences politiques, « méta- analyse » sur les données empiriques existantes, réflexion épistémologique sur les modèles « métaphores » et sur les conditions d’usage de la recherche empirique. Derrière ces diversités d’approches et donc d’exigences méthodologiques et théoriques, on devine une forte tentative de sortir de l’abstraction a priori – voire du scientisme - pour approcher au plus près la diversité du monde « réel » tel que chacun de nous peut phénoménologiquement, l’entrevoir dans son quotidien.

Robert Delorme rejoint ainsi des auteurs comme Mioara Mugur-Schächter pour qui «  … la grille de qualification utilisée ne préexiste pas, elle non plus, il faut la forger aussi bien opérationnellement que conceptuellement et cela implique un processus vraiment très complexe. Cependant que la pensée classique – avec ses grammaires, sa logique et ses probabilités – pousse à la croyance que les qualificateurs, les « prédicats », préexisteraient tout faits dans l’air du temps. Bref, il apparaît que les descriptions de microétats se construisent en fabriquant (en général) ces microétats et en les qualifiant à l’aide de qualifications fabriquées elles aussi, délibérément et selon des contraintes très complexes. Tout est construction active et délibérée[10]….».  

Irréductibilité phénoménale active. C’est le plan de l’expérience vécue de l’irréductibilité des phénomènes complexes « Car de la complexité on fait toujours et tout d’abord l’expérience de sa manifestation[11] ». C’est en effet une chose que d’essayer de rendre compte de ce qui se passe – à quelque niveau que ce soit – lorsque nous agissons et une autre que d’essayer de rendre compte de la conscience des choses que nous avons quand nous agissons[12]. Robert Delorme ne précise pas vraiment ce qu’il entend par « phénoménale » (en particulier dans le glossaire) mais son chapitre 6 qui développe la théorie de l’enquête de Dewey renvoie plutôt à une philosophie pragmatiste et constructiviste de la connaissance qui atteste du souci d’être proche de pratiques concrètes, de l’action, du singulier. Si le terme « scientifique » est fréquemment avancé par ceux qui veulent donner des bases crédibles aux connaissances construites, ils expliquent rarement ce qu'ils entendent par « science ». Ici, la démarche scientifique produit explicitement des connaissances dont la valeur est justifiée dans d’autres perspectives épistémologiques que le paradigme positiviste. Robert Delorme souligne la proximité de la complexité post-normale avec la théorie pragmatiste de l’enquête et la construction du sens des situations. Les propositions avancées par Dewey qui s’enracinent dans l’idée fondamentale que les connaissances scientifiques s’élaborent dans un processus d’enquête (inquiry) dont la nature n’est pas différente des enquêtes du sens commun menées par tout un chacun face à une situation indéterminée concordent pour l’auteur, avec les perspectives avancées par la complexité post-normale. Et cela offre une autre perspective pour la rendre opérative.

Finalement, un ouvrage dense, riche d’informations et réflexions qui demande certes une lecture attentive, mais enrichissante pour qui s’intéresse à l’intelligibilité des phénomènes perçus comme complexes. Nous en recommandons fortement la lecture.

 

[1] Cette précision est importante pour ne pas entrer dans un débat de nature ontologique qui n’est pas l’objet de ce livre. En biologie, le terme de « complexité irréductible » vise à argumenter que la complexité de la nature implique l'existence de Dieu de la même façon que l'existence d'une horloge implique celle d'un horloger https://fr.wikipedia.org/wiki/Complexité_irréductible#:~:text=La%20complexité%20irréductible%20est%20la,et%20de%20la%20sélection%20naturelle

[2] Félix Ravaisson, De l’Habitude, Paris, Payot, 1938, p. 35. (Re édit 1997)

[3] Dans un ouvrage antérieur, l’auteur faisait remarquer : « Il y a une différence entre la réduction effectuée ex post, après avoir construit l’ensemble à partir duquel la réduction est effectuée, et une réduction effectuée par une hypothèse immédiate sans référence à un ensemble construit précédemment ». Delorme, R., 2010, Deep complexity and the social sciences: Experience, modelling and operationality, Edward Elgar, Cheltenham.

[4]   Leurs hypothèses princeps représentent une faible partie explicative du réel par rapport à la non-linéarité : par exemple, les effets de seuil, de masse critique, de bifurcations illustrent à contrario, la non-proportionnalité entre les causes et les effets

[5] Nous adoptons l’expression « processus-événement » pour ne pas réifier l’événement en une « chose stable » mais valoriser l’action process.

[6] Funtowicz Sylvio O. & Jerome R. Ravetz (1993), « Science for the Post-Normal Age », Futures, 25 (7), p. 739-755. – Funtowicz, S. & Ravetz, J. (2008) Post-Normal Science. In: Encyclopedia of Earth. Eds. Cutler J. Cleveland (Washington, D.C.: Environmental Information Coalition, National Council for Science and the Environment). http://www.eoearth.org/article/Post-Normal_Science

[7] Castellani, B., Hafferty, F. W. (2009). Sociology and complexity science. A new field of inquiry. Berlin Springer Series Understanding Complex Systems - carte descriptive : https://www.theoryculturesociety.org/blog/brian-castellani-on-the-complexity-sciences

[8] L’auteur en fait la synthèse tableau 4 « complexités et irréductibilité » p 55.

[9] https://www.intelligence-complexite.org/media/document/conseil_scient/complexite-restreinte-complexite-generale/open

[10] https://archive.mcxapc.org/docs/conseilscient/1007lille10.pdf

[11] Fausto Fraisopi (2012) « La Complexité et les Phénomènes. Nouvelles ouvertures entre science et philosophie ». HERMANN Éditeurs, 2012, ISBN 978 2 7056 8280 4, 586 pages. Collection « Visions des sciences » (dirigée par Joseph Kouneiher et Giuseppe Longo)

[12] Quel effet cela fait-il d’être une chauve -souris ? Nagel, T. – What Is It Like To Be a Bat? Philosophical Review, 1974, 83, 4 35-450.