La beauté à la rencontre de l'éducation

Note de lecture par De PERETTI André

Ndlr : Nous remercions André de PERETTI, l’auteure et l’éditeur qui  nous autorisent à publier sous la forme d’une Note de lecture dans le Cahier des Lectures MCX la préface qu’André de PERETTI a rédigée pour cet  ouvrage. Un récit réfléchi d’une aventure de création et de coopération enfantines, révélant la beauté d’un « art de vivre ensemble » tel que celui de la représentation théâtrale d’une Iliade fascinante réunissant enfants de tous milieux sociaux.

C’est à une incursion instructive, déterminée et réjouissante dans le Monde (théâtral) de l’Éducation que nous convie Elisabeth Toulet. Elle nous y entraîne en passant par des foyers, des logis, des salles, des coulisses et des scènes où peuvent camper des « Personnages » : pour notre agrément et pour un rebondissement dans nos méditations sur l’Enseignement. Dans une première marche, son témoignage personnel, familial et scolaire nous touche et nous alerte. Il nous fait apparaître les vifs contrastes entre la chaleur d’une vie familiale vivifiée par l’esprit de Résistance qui anima son père et la froideur entachée d’inerties d’une scolarité dévouée au Culte de l’Abstraction et à quelque immatérialisation (dirait-on « comme d’habitude » ?). Comment ne pas être en sursaut d’apprendre qu’en hypokhâgne un professeur de français consacrait « l’année à l’étude du thème de Satan dans la littérature : cruauté, libertinage, spleen, vide, absurde… » Quelle sorte d’éducation « morbide », associée à des « bribes de connaissances éparses », était donc imposée à des jeunes placés en porte-à-faux avec eux-mêmes, abstraits d’eux-mêmes ? En université, les vides intérieurs et les connaissances éparses se sont aussi succédés jusqu’au tournant d’une retraite spirituelle : Dieu est Amour ! Au-delà des « préparations » et des orientations professionnelles, il devenait clair qu’« Il fallait vivre avant d’enseigner ». Et le vécu pouvait s’apprendre, s’éprouver, se vivifier par le théâtre et la grâce de l’Office culturel de Cluny rencontré à propos. Il devenait possible, fertile de faire l’expérience d’une « présence de soi unifiée, vraie », déjà dans un simple mouvement gestuel : non plus derrière les rideaux des abstractions, mais « en scène » ! Il n’était alors plus question, pour Elisabeth Toulet, de se donner à une « culture sans espérance » mais bel et bien de « résister » à la banalité même sophistiquée, de s’engager comme son père l’avait fait trente ans plus tôt. En prémices de son engagement, notre auteur nous présente la première animation qu’elle met en œuvre au château de Chambord : en celle-ci, une appropriation de l’Histoire et des Lieux est offerte, en réciprocité d’émerveillement, à des animateurs et à des enfants de neuf à douze ans. Cela la conduit dès 1982 à lancer en Champagne un Festival des jeunes années, le premier festival de théâtre d’enfants acteurs en France, puis à produire un film, L’Avenir de l’homme dans les yeux d’un enfant, qui réunit enfants français, amérindiens et canadiens du Québec ! Le jeu de telles interactions culturelles et de ces rencontres créatrices aboutit en rebondissement à la création de l’Académie internationale de Théâtre pour enfants en 1986 : appel à des gens de métier s’engageant à former les enfants et à produire avec eux, en confiance, des spectacles artistiques ; recherche d’un lieu de qualité pour y installer la vie quotidienne : l’Esthétique oblige, il faut un cadre approprié pour pratiquer un juste « art de vivre ensemble », passé, présent et avenir réunis créativement ! Ouverture européenne et enfin participation, combien enrichissante, d’enfants vivant dans la précarité. C’est en aboutissement de ces essais successifs, créateurs et courageux – ne disons rien de ce qu’on pourra lire et deviner des difficultés, notamment matérielles, qu’il fallut surmonter ! – que peut s’effectuer, en 2002, la représentation théâtrale d’une Iliade fascinante réunissant enfants belges et français de tous milieux sociaux : aventure de création et de coopération enfantines dans laquelle notre auteur va nous faire cheminer. Car une telle réalisation, spectaculaire, met en relief tous les paradoxes, attachés à celui du « Comédien » décrit par Diderot, qui ont dû être abordés et traités par les enfants et leurs mentors. Paradoxe d’une épopée mythique interprétée par une troupe juvénile autant qu’hétérogène : associant d’autre part, à la vengeance et à la violence, la grandeur ! Paradoxe sur la scène, d’une réelle «présence » de chaque petit acteur, pour re-présenter avec sincérité des sentiments authentiques ne lui appartenant pas. Enjeu d’un scénario présenté aux enfants et soumis à leurs créativités personnelles pour la « construction » des rôles et des scènes. Paradoxe enfin d’une mise à distance des pesanteurs familiales imposées aux enfants, contrastant avec la présence des parents au spectacle final : consacrant, par reconnaissance, le bonheur des dits enfants, en « Ithaque » inversée ! Et il y avait aussi ATD Quart Monde, et des raffinements rejoints en grâce… Ainsi ces paradoxes, abstractions et concrétisations, imaginaires et vécues, s’entrelaçaient-ils dans le tissu, étincelant autant qu’éphémère, de l’oeuvre théâtrale. En celle-ci, seraient accomplies des relations intra-personnelles autant en beauté qu’en éthique (par la « catharsis » donnée à l’issue du spectacle intense) : le soi ressortant plus clair d’avoir emprunté et fait vivre le moi d’un « autre ». Mais dans l’entreprise d’Elisabeth Toulet, ce sont aussi des relations collectives qui sont « tramées » : aussi bien intergénérationnelles, interfamiliales qu’interdisciplinaires et intereuropéennes ou internationales. Et il apparaît bien que la richesse, la complexité de telles relations s’avèrent de plus en plus nécessaires aux broderies comme au tissage de notre époque. Car celle-ci est sous nos yeux, inexorablement impliquée, technologiquement, scientifiquement, humanistiquement, dans la réalisation croissante de « reliances » entre tous les phénomènes, de toutes dimensions et de tous ordres ou temps, que les riches exigences et combinaisons théâtrales peuvent, métaphoriquement, représenter ! Actualité donc brûlante du théâtre ! Et force du message témoigné par l’Académie internationale de Théâtre pour enfants ! Aussi bien, il convenait qu’un tel message soit repris et répercuté selon les modalités universitaires. Notre amie Elisabeth a été conduite, en conséquence, à explorer les relations qui ont pu se nouer : entre le Théâtre et l’École, les Enseignements et les Représentations, les Savoirs et l’Expression. Il s’ensuivait l’émergence de nouveaux paradoxes et le recours instant à des « Dialogiques » telles que les a explicitées Edgar Morin : en lesquelles se conjuguent des logiques opposées étreignant toute réalité. Un premier cheminement nous conduit alors à retrouver les essais fructueux qui furent tentés, aux débuts du XXe siècle, pour introduire une pratique active du théâtre dans l’Éducation. Et ce sont les références des Decroly, Cousinet, Freinet qui apparaissent mais aussi celle de Rudolf Steiner allant jusqu’à fonder sa pédagogie entièrement « sur l’art […] comme mode d’apprentissage ». Ces « apôtres de l’Éducation nouvelle », n’ont pas convaincu leurs collègues de l’ensemble du système éducatif : même si, à l’aube du XXIe siècle, Jack Lang et Catherine Tasca décidaient un Plan de cinq ans pour développer l’art et la culture à l’école, tant « l’intelligence sensible est inséparable de l’intelligence rationnelle », conjointes et serrées dans une « dialogique » exigeante, pourtant évincée… À défaut du théâtre dans l’École, ou complémentairement, c’est l’École dans le théâtre qu’il faut aussi considérer. Et c’est du côté de Jacques Copeau que sont orientés nos regards. Son École du Vieux-Colombier était ouverte à de très jeunes élèves comme aux plus âgés, en vue de rénover le théâtre et d’affermir, sans modèle, des personnalités, des acteurs. Il fallait, par les jeunes et avec eux, redonner verdeur d’inspiration et créativité « du dedans » au théâtre. Suivant l’élan donné par Jacques Copeau, Léon Chancerel mit à son tour en pratique la formation théâtrale des enfants et des jeunes amateurs ; il y développait des « Jeux dramatiques », mettant en capacité de figurer « toute émotion, tout sentiment », par le langage corporel mais à distance de tout cabotinage, en vue d’assurer une « présence », selon une « mystérieuse alchimie de technique et d’abandon », en nouveaux paradoxes. Car il s’agit bien d’une présence-distance de la personnalité d’un acteur dans le rôle qu’il tient, vis-à-vis du personnage qu’il incarne concrètement, comme le recommandait Bertolt Brecht, soucieux d’une telle « distanciation » ou Verfremdungseffekt, équilibrant la présence affermie. S’il y a une identification au personnage, à l’ « autre », sonnant « vraie », elle s’actualise sans aliénation ni altération de la personnalité de l’acteur, qui en ressort, au contraire, renforcée. L’insistance de tels paradoxes incitait naturellement à poursuivre explorations et recherches, accouplant éducation humaniste et théâtre, enfances en latence avec des adultes en présence-distance, culture et précarité, mais aussi singularités et universalité. Il importait alors, en opportunités dialogiques, de mélanger des entreprises scéniques et des mesures éducatives de vie en commun : sous le fouet des alertes et des modélisations psychosociales et scientifiques de notre temps. Ces alertes et modélisations, ces conjonctions interactives, sont naturelles dans l’Art du Théâtre, comme le souligne lumineusement Elisabeth Toulet. Et elles s’effectuent nécessairement suivant une vive attention, selon une approche respectante, accordées à la Beauté. Car, plus que jamais dans l’Histoire, le « retour du beau » est « offert » à notre temps et nous est annoncé dans « l’Instant » : avec la force de son énigme de « singularité », pour tous, relevée par François Cheng. Oui la beauté est un « nouveau savoir », une chance toute neuve pour « sauver le monde », « traversant » et « transfigurant la souffrance et le mal », mais aussi accordant l’Éducation aux « dialogiques » en lesquelles se structurent et s’épaulent toutes sciences, philosophies et spiritualités, aux marges de la Sagesse et du Sacré ! Notre auteur prenait donc soin d’appeler, en recours et lumière, sages et savants en contrastes. Ont donc été, par avance, cités pour nous, en lumineuse constellation, les dire perçants du personnaliste Emmanuel Mounier (en sorte d’évoquer « la libération de l’égoïsme, de la tyrannie de l’être pour soi »), d’Emmanuel Lévinas (citant le Talmud : « Si je ne réponds pas de moi, qui le fera ? Mais si je ne réponds que de moi, suis-je encore moi ? »), de Martin Buber (prônant une « Vie en dialogues », selon un « Je et Tu », et non pas un « Je et Il » ou « Je et Cela » !) ; et aussi, Maurice Zundel (Parole de vie), Vincent Triest (Plus est en l’homme). Ces pensées fermes sont rejointes et complétées par les apports éclairants de psychanalystes, psychologues et sociologues : Anna Freud, Alfred Adler, Françoise Dolto, Donald W. Winnicott, Marie Balmary, Jean Cottraux, nous alertant à la fois sur les richesses et les limites de la créativité, Jean Piaget, avant Edgar Morin, parlant de la « conquête de soi » comme « conquête de la conduite sociale », et attentif à l’éducation artistique au point de conclure : « La beauté, comme la vérité, ne vaut que par le sujet qui la conquiert. » Elisabeth Toulet nous propose enfin de nous centrer sur la création du spectacle inspiré de l’Iliade, traversant les coulisses d’interviews sur un clair protocole. Avec enfants et familles, acteurs et formateurs, nous pouvons, par son investigation responsable, goûter la fraîcheur des découvertes de personnalités : affinée singulièrement, scéniquement, en la personne émouvante de Bérénice et de Jeff… Lecteurs, et peut-être auteurs-acteurs dans le théâtre de l’Enseignement et de l’Éducation, c’est bien à vous de « jouer » avec le « grand éducateur de l’enfant », le « personnage de théâtre ». Les trois coups ont été élégamment frappés, le Rideau s’ouvre pour vous… et pour beaucoup ! La beauté, la vérité, convoquées et tissées en « Représentations », peuvent nous faire vivre ensemble, créativement, en personnes reconnues et en rôles tenus : en actes, excluant toute exclusion.