Aux Origines des sciences cognitives

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Les deux notes de lecture de cet ouvrage de J.P. DUPUY que l'on va trouver ci-après ont été rédigées spontanément... et en parallèle par S. VILAR et JL. LE MOIGNE. Il nous a paru judicieux de proposer ces deux lectures croisées (qui éclairent des aspects différents) de ce même livre qui appartient certainement à notre bibliothèque collective des sciences de la complexité.

La lecture de ce livre est nécessaire pour toute personne d'une certaine culture, surtout pour tous ceux qui travaillent à partir des sciences de la complexité ; cette lecture est aussi indispensable pour le développement des méthodes inter- et transdisciplinaires, afin de saisir-comprendre-expliquer-gérer les phénomènes complexes.

Jusqu'à la parution de cet ouvrage nous ne connaissions que très vaguement l'extraordinaire aventure des premiers pas, phases et étapes des constructions successives de nouvelles connaissances scientifiques se traduisant en techniques nouvelles : leur conjonction nous amène encore vers la conception d'autres perspectives amplement culturelles, jusqu'à présent inconcevables, mais qui donneront sans doute des fruits nouveaux au fil des prochaines années.

Les pages que J.P. Dupuy nous offre constituent le résultat lumineux d'une recherche qu'il a fort bien su conduire à terme sous l'influence de Heinz Von Foerster, "père" de la seconde cybernétique et du constructivisme radical. J.P. Dupuy met aussi en relief les contributions ultérieures, directes ou indirectes, complémentaires à sa recherche d'autres chercheurs, philosophes des sciences, biologistes et informaticiens-cogniticiens, comme Isabelle Stengers, Pierre Lévy, Francisco Varela et Henri Atlan. Pour l'essentiel les matériaux de base sont les fameuses "Conférences Macy", tenues à New York (et à la fin à Princeton) où les transferts de connaissances purent atteindre une grande et excellente créativité entre mathématiciens, anthropologues, neurophysiologues, économistes, psychologues, ingénieurs, psychanalystes et logiciens comme Wiener, Mc Culloch, Ross Ashby, Bateson, Kubie, Margaret Mead, Von Neumann et le dit Von Foerster, entre autres.

Le grand intérêt de ce livre se concrétise de plusieurs façons : a) l'historique, sans doute,c'est-à-dire, la formalisation de quelques-unes des premières pistes de décollage de la cybernétique, de l'informatique et des sciences de la cognition ; b) l'actuel, parce que dans les interlignes de ce texte nous croyons découvrir des idées en germe, des potentialités et étincelles pour le développement de ces sciences et techniques dont le présent est encore bouillonnant, ouvert vers l'avenir (ces pages posent et révèlent plusieurs questions qu'il sera utile de développer en leur proposant des réponses) ; et c) en général ce livre réussit à nous communiquer, explicitement ou implicitement, ce qui fut un "climat" ou une ambiance humaine : une série d'expériences très vivantes pour la création collective de nouveaux savoirs et "faisoirs" (permettez-moi d'inventer ce concept : je veux dire à la fois "les outils pour le faire" et "l'activité faite"), non sans discussions, querelles grandes et petites, malentendus, choix contre-proposés pour la suite des débats, et mise à l'épreuve des capacités - bonnes ou moins bonnes, parfois mauvaises - pour lancer des critiques pertinentes et assumer les correspondances autocritiques. Bref, ces conférences furent un exemple à suivre d'activités interdisciplinaires et souvent transdisciplinaires.

Sans doute, les lecteurs branchés de préférence dans une autre orientation de ces matières, en rapport avec tel ou tel auteur, trouveront que le livre de J.P. Dupuy montre des insuffisances et manques. Tel lecteur aurait peut-être souhaité que J.P. Dupuy explique davantage les interventions de Bateson dans ces réunions ; celui-là trouvera que l'exposé sur la théorie quantique est trop simplifié ; pour les uns, certains cadrages cognitivistes seront du néoplatonisme ramolli, pour les autres sera le biologisme qui trouveront déplacé...

Heureusement, le livre de J.P. Dupuy ne ferme pas les questions et encore moins les réponses. Il me semble très utile d'insister sur les aspects inachevés de ce texte, comme signe fondamental de la nouvelle rationalité, celle qui donne lieu aux réflexions des autres, maintenant ou plus tard. Ce livre, soulignons-le encore, est le reflet d'une créativité qui stimule des créativités nouvelles.

Sergio VILAR.

DUPUY J.-P. Aux Origines des sciences cognitives Editions La Découverte. Paris. 1994. 189 p.

"J'ai pris garde d'éviter les pièges de l'histoire rétrospective. C'est plutôt un nouveau genre, assez hasardeux, que j'ai pratiqué : l'histoire contrefactuelle. "Que se serait-il passé si seulement... ?" (p 14). Mais fallait-il prendre le risque d'un "genre hasardeux"pour commenter une histoire qui intéresse si manifestement le citoyen s'interrogeant sur les connaissances que lui livre la recherche scientifique et philosophique qui s'affirme la plus innovante et la plus importante en cette fin de millénaire ? Risque d'autant plus grand que les déclarations d'intention préliminaires ne suffisent pas à éviter "les pièges de l'histoire rétrospective", en particulier ceux qui consistent à sélectionner rétrospectivement les morceaux d'histoire qu'on explorera et ceux que l'on ignorera ! Le livre se fut-il intitulé "La première cybernétique fut-elle une des origines des sciences de la cognition contemporaine ?", le danger aurait été moindre, mais le livre aurait alors dû perdre deux sinon trois de ses cinq chapitres qui ne traitent guère des origines de la discipline, mais commentent une de ses branches récentes curieusement baptisée "la philosophie de l'esprit"... et dont Jean-Pierre Dupuy a fort envie de nous entretenir ; ce dont son lecteur sera enchanté, au demeurant, s'il s'intéresse au mouvement des idées contemporaines. Mais sous ce titre d'historien explorant une thèse plausible, et l'argumentant grâce à sa tenace et courageuse exploration d'archives d'un exceptionnel intérêt (pour l'essentiel, les actes des "Conférences Macy" de 1946 à 1953), grâce aussi à sa grande et vivace culture et à ses réseaux de relations personnelles, Jean-Pierre Dupuy devait-il nous proposer son message "déconstructionniste", message qu'il emprunte à D. Dennet ? : "Nous, les êtres humains, n'avons pas à déterminer consciemment quels récits nous avons à raconter, et comment les raconter, afin de constituer notre moi... le soi, en tant qu'il est récit est le produit de ces textes, (il) n'en est pas la source" ; "On pourrait croire du Derrida", ajoute, flatté, J.P. Dupuy (p. 176). En effet ; mais est-ce pour entendre ce message que le lecteur ouvre les pages d'"Aux origines des sciences cognitives" ? Ce double jeu, hasardeux, ne contraindra-t-il pas celui qui s'interroge sur les origines de la cognition consciente à un exercice de décodage-recodage quelque peu délicat ?

D'autant plus que l'historien ne nous dit pas assez ses partis-pris dans son récit, affectant ainsi la confiance que l'on peut accorder à l'interprétation des faits qu'il exhume ou qu'il met en valeur à l'appui de sa thèse : qualifier les "méchants" du sobriquet "d'idéologues" incite le lecteur à se demander si les présumés "gentils" n'étaient pas eux aussi des idéologues qu'il ignore. Oublier que A. Turing tenait W. Mc. Culloch pour un charlatan (p. 411 de la biographie de A. Hodges), ou qu'il a beaucoup plus coopéré avec C Shannon qu'avec les "Macy" (qui ne l'invitèrent jamais à leur conférence semblet-t-il) ; ou ne pas s'interroger sur les raisons par lesquelles H.A. Simon comprit dès 1946-47 pourquoi le programme de recherche des "Macy" n'aboutirait pas par lui-même au développement d'une science de la cognition (et pourquoi en conséquence il fallait explorer d'autres voies... qui sont aussi "aux origines" et que J.P. Dupuy affecte d'ignorer ou de mépriser !), ce sont là des maladresses ou des inattentions d'historien qui laissent perplexe le lecteur ; lit-il un récit qui l'aide à mieux percevoir la diversité des origines de sa culture, ou un essai partisan qui n'éclaire que les faces de l'histoire qui corrobore une thèse ? L'étonnant peut-être, c'est que le lecteur peut traiter ce récit comme une nouvelle pièce historique, qu'il va pouvoir ré-interpréter à sa guise. Si je me risque à l'exercice, je proposerai la thèse suivante : les communautés scientifiques étaient, entre 1940 et 1975, d'une stupéfiante inculture épistémologique ; la cybernétique a ainsi pu se développer pendant près de 40 ans comme la phrénologie au siècle précédent, dans l'indifférence épistémologique générale, tant des communautés scientifiques que des communautés philosophiques. Les premiers à s'en apercevoir furent sans doute Jean Piaget et H.A. Simon : le premier demanda en 1965 à S. Papert un article sur "l'épistémologie de la cybernétique" qui révélait si manifestement la vacuité des fondements de la nouvelle discipline qu'il n'eut d'autre issue que de construire un monumental traité d'épistémologie (Pléiade, 1967) dont les conclusions allaient permettre de construire une épistémologie de la systémique (pour la cybernétique il était trop tard, depuis 1952 !) ; et le second publia en 1969 le premier manifeste des "sciences de l'artificiel", en privilégiant "la plus nouvelle des sciences de l'artificiel, la science de la cognition" : si elle tirait parti, aussi, de l'étonnante expérience modélisatrice de l'éphémère première cybernétique, l'épistémologie engendrée par les développements conjoints de la science des systèmes et de la science de la cognition ne s'y réduisait pas. C'est l'interprétation de cette expérience modélisatrice de la cybernétique qui va constituer, in fine, l'intérêt et l'originalité du récit historique de J.P. Dupuy. Pour lui résultat "par surcroît" semble-t-il, mais pour moi résultat principal : pour progresser aujourd'hui dans notre bon usage de quelques concepts scientifiques encore bien nouveaux (un demi siècle à peine !), tel que téléologie et projectivité, information et organisation, réflexivité et récursivité, symbolisation et conception heuristique, réseaux et morphogenèse..., l'exploration attentive des échanges entre les quelques pionniers qui exploraient des voies alors vraiment "nouvelles" (depuis deux siècles... mais pouvaient-il savoir que G.B. Vico avait déjà ouvert les voies de "La Scienza Nuova" en 1740, en proposant d'entendre "Le vrai par le faire même"), nous est source de stimulante intelligence : N. Wiener et W. Mc Culloch, P. Weiss et J. von Neuman, C. Shannon et H. von Foerster, G. Bateson et R. Ashby, H. Quasder et D. Mac Kay,... méritent qu'on les entende, qu'on les relise et qu'on les dépoussière, pour mieux lire aujourd'hui C.Peirce, P. Valéry, A. Turing, J. Piaget, H.A. Simon et E. Morin que nous rencontrons sans cesse et sans surprise aux origines des sciences de la cognition...

Puissent les lecteurs entendre ici la gratitude que nous devons exprimer à J.P. Dupuy, pour les nombreuses heures studieuses qu'il a consacrées à cette nouvelle exploration des Actes des Conférences Macy. En soulignant quelques aspects de sa quête qu'il n'a pas privilégiés, on regrette de ne pas mettre en valeur la richesse des trésors qu'il a explorés et qu'il commence à décaper devant nous. (Après les deux "Cahiers du CREA" de 1985 qu'il avait dirigés, et l'ouvrage de Steve Heim publié en 1991 au MIT Press sous le titre "The Cybernetics Group"). Trésors que l'on voudra peut-être alors relier à ceux que révéleraient sans doute d'autres explorations : celles des travaux du "Ratio Club" qui entreprenait en Angleterre des investigations interdisciplinaires comparables à celles du "Cybernetics Group" des Conférences Macy aux USA, dans les mêmes années 1946-1953 ; ou celle des colloques sur les "Self -organizing systems" organisés peu après aux USA dans les années 1959-1962 (qui virent apparaître les premiers grands textes sur l'auto-organisation et l'auto-apprentissage de H. von Foerster, R. Ashby, W. McCulloch, mais aussi d'A. Newell et H.A. Simon : en particulier dans divers "proceedings" édités chez Pergamon Press en particulier par H. Yovits). En reparcourant quelques -uns de ces textes, je me dis que Jean-Pierre Dupuy aura sans doute trop vite conclu au "gâchis" en assurant que "la première cybernétique aura raté l'essentiel de ses rendez-vous" (p. 157) : Ne fallait-il pas entendre ces lents cheminements de la recherche, tâtonnants par essais et erreurs, aussi tâtonnants aujourd'hui qu'ils l'étaient en 1952, "aventure infinie" ?

J.L. Le Moigne