421 spinoza
Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis
« Avez-vous lu Baruch ?» On connait l'anecdote : ayant par hasard lu Baruch, Jean de La Fontaine disait ensuite à toutes les personnes qu'il rencontrait : « Avez-vous lu Baruch ? C'était un bien beau génie.». La question, d'apparence si insolite, a survécu à son auteur et elle ouvre encore bien des causeries de salon et nombre d'ouvrages d'auteurs souvent illustres. La première fois qu'on m'interpella dans ces termes, je me souviens que j'étais passablement fier de savoir répondre, non sans quelque forfanterie : « Bien sûr ! Qui ne lit pas Spinoza ?». Mon interlocuteur souriant me répliqua : « mais cher ami, je vous parle de Baruch, le prophète de la Bible, et pas de Baruch Spinoza (mort en 1677), le philosophe marrane néerlandais dont La Fontaine (mort en 1695) ne connaissait sans doute pas encore le nom ni le prénom !).
Répartie qui m'incita à me mettre plus sérieusement à la lecture de l'auteur du premier Traité de la reforme de l'entendement (ou de l'intellect ? Le titre original en latin est : De intellectus emendatione). Au lieu d'avoir à appliquer la méthode cartésienne 'en ne manquant jamais d'appliquer scrupuleusement ses quatre préceptes', je me voyais invité à m'exercer à une réflexion critique : « La méthode n'est autre chose que la connaissance réflexive ». Ainsi se confirmait les raisons de mon intérêt pour cette conception de notre connaissance du monde qui ne séparait plus la nature et la culture, le corps et l'esprit, le processeur et le processus.
Au dualisme cartésien qui avait imprégné ma formation initiale, je pouvais légitimement opposer le monisme spinozien de l'Ethique symbolisé par le célèbre « Deus sive Natura » : Dieu ou, si l'on préfère, la nature.) ; Je retiens la traduction de 'sive' proposée par E Morin ; G Lerbet ici nous rappellera (p.18) celles de R Misrahi : C'est à dire et celle de R Caillois : autrement dit. Mais je devais vite confesser que j'avais quelque mal à me plonger dans 'le coeur rationnel de l'Ethique afin de penser avec rigueur la marche de l'esprit' (selon l'heureuse formule de G Lerbet, p. 97). L'insistance de Spinoza sur la nécessité d'une cohérence quasi mathématique, d'un « ordre géométrique » dans l'exposé de sa pensée semblait au seul service d'un a priori déterministe quasi théologique ou plutôt 'naturologique' !
Si bien que ce que je retenais plus volontiers de mes lectures de Spinoza était son sens de la tolérance, son horreur de la violence et des persécutions. E Morin dira cela bien mieux que moi en évoquant ses lectures de Spinoza dans Mes Philosophes (p.58) : « Le refus de la haine, le besoin profond d'amour, d'amitié, de fraternité sont pour moi des germes essentiels de l'éthique. Je les retrouve chez Spinoza. .... Son message profond est de lier Connaissance, Compréhension, Joie et Amour, termes qui renvoient l'un à l'autre et qui donnent valeur et sens à la vie humaine. .... L'idée d'immanence (le refus d'un Dieu transcendant créateur), l'idée d'une nature autocréatrice, l'idée de placer la créativité dans la nature, dans le monde vivant et, bien entendu, dans le monde humain, c'est tout cela l'extraordinaire modernité et fécondité de Spinoza »
Le titre apparemment insolite de l'essai que notre ami Georges Lerbet vient de consacrer à « Spinoza 421, entre ordre et doute » attire heureusement notre attention sur un éclairage différent de la légitime postérité de la pensée et de l'oeuvre de Spinoza. Jusqu'ici surtout théologique, métaphysique, philosophique et éthique, elle peut et doit aujourd'hui être lue aussi et peut-être d'abord dans sa portée épistémologique : que l'on se réfère aux titres ou aux thèmes de quelques ouvrages scientifiques récents (A Damasio, H. Atlan, etc..) qui se référent explicitement à la conception gnoséologique de la connaissance oscillant toujours entre croyance, plausibilité et vérité.
L'allusion sibylline au 421 du titre fait explicitement écho à la conviction d'Einstein : « Dieu ne joue pas aux dés » (p. 8), mais ce sera pour poser « la question de la détermination du Réel appuyé sur le choix d'aléas » (p. 9) ; détermination par la probabilité des données ou construite intentionnellement par le chercheur ? Parfois implicitement, cette interrogation va servir de fil rouge à l'ouvrage, nous révélant un Spinoza explorant un labyrinthe dont l'issue devrait être la connaissance dubitative et qui sera souvent la croyance en vérité. Entre Epistémè et Doxa, nul ne peut définitivement placer le curseur qui permettrait d'identifier une fois pour toute (et pour tous) la connaissance vraie.
Navigant dans cet archipel à partir d'un port d'attache qui sera plus souvent celui du monisme - la nature 'naturante' - que celui du dualiste - la nature 'naturée' - (p.33), la pensée de Spinoza ne va-t-elle pas timidement entreprendre un glissement vers une légitimation épistémologique plus constructiviste que naturaliste ? : « C'est ainsi que le réel résulte de la convenance philosophique du penseur et le sens objectif du penseur d'une suite de « renforcements de renforcement » logique, mis à l'abri de toute contradiction par ses axiomes » (p.51). ; cette 'mise à l'abri' quasi cartésienne, substituant seulement au précepte de « l'évidence de l'idée claire et distincte en mon esprit » celui la croyance en 'la vérité de ma vérité'. G Lerbet nous rappelle (p 33) cette formule de l'Ethique d'apparence tautologique « Celui qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité d'une chose » (L'Ethique I, p 43). « En d'autres termes - ajoutera G Lerbet - rien ne contraint l'homme à douter et rien ne l'oblige à croire quoi que ce soit, puisque à l'aide de sa justesse d'esprit, il lui importe de conjecturer une axiomatique bien claire qui lui permette de d'entreprendre et de développer un enchainement logique à la manière des géomètres » (p.50) peut paraitre terrifiante si on l'entend aujourd'hui en terme libertaire plutôt qu'en terme pragmatique.
Cette 'sublimation immanentiste (p.54) selon Spinoza - celle du surhomme nietzschéen ? - ne pourrait-elle ici être interprétée à la lumière de l'attention critique et constructive que G Vico (1668-1744), attacha à la pensée de Spinoza[1] ? En l'introduisant par « le Principe du 'Verum et Factum'», G B Vico allait non seulement être l'incubateur du paradigme épistémologique du constructivisme tel que nous le connaissons désormais ; il allait aussi nous rendre perceptible la prégnance diffuse de la conception spinozienne entendant le processus de la genèse de la pensée par elle-même, processus mediaté par le penseur au fil de l'aventure de la connaissance[2].
Si le regard de G Lerbet sur l'oeuvre de Spinoza ne s'attache pas directement à cette lecture vicéenne de la formation du paradigme épistémologique du constructivisme, c'est sans doute parce qu'il propose un autre éclairage, plus proche de ses lecteurs contemporain, celui des développements épistémologiques du constructivisme introduit par J Piaget : « dans la pensée contemporaine, le constructivisme est très redevable à Jean Piaget qui en proposa un modèle dialectique afin de dépasser les vitalismes et innéismes plus classiques.(p56).
En postulant, peut-être un peu rapidement, « un terrain de l'auto-organisation » sur lequel sont « engagés JP Dupuy (1982),H Atlan, F Varela, H von Foerster »(lesquels se référent bien peu à J Piaget, à l'exception de H von Foerster), il en « retiendra, dit un peu autrement après Piaget, ... que cela revient à tenter d'expliciter la façon dont le sujet dépend de l'environnement en conjonction avec celle dont l'environnement dépend du sujet lui-même» (p.57). Je ne suis pas certain que ces auteurs feraient leur les interprétations qu'il en infère : « Après l'exposé de ce modèle de base le champ théorique s'est élargi .... (ce qui a) abouti à l'élargissement de la problématique de ce paradigme très positiviste ... » (p 58). ... Ces réflexions très contemporaines n'échappent pas au rapprochement analogique que l'on peut risquer avec l'oeuvre de Descartes (p.59). Développant l'argument qui permettrait d'assurer que l'on peut « transformer le hasard convoqué en de l'attendu et le prévisible en destin », il conclue : « Face à cet argument d'une richesse épistémologique majeure[3], il importait, non par gout de la polémique, mais par nécessité d'un autre point de vue philosophique, de voir dans ces considérations le véritable défaut de la cuirasse cartésienne. Spinoza appuya avec force à cet endroit la question du dualisme (p.63)».
Ce changement de point de vue philosophique va permettre de nous ramener à la lecture de Spinoza, en observant in fine «l'absence d'ouverture critique scientifique » (p.66) de ses développements. Ce curieux argument permet d'introduire le secours qu'aujourd'hui Antonio Damasio apporterait à notre lecture de Spinoza : « Dans le monde contemporain, le beau travail auquel s'est livré Antonio Damasio[4] a pris clairement le parti de Spinoza sans être soumis aux mêmes restrictions d'il y a un quatre siècles. ... Spinoza a eu l'intuition, écrit-il, 'du diapositif anatomique et fonctionnel global que le corps doit mettre en oeuvre pour qu'apparaisse l'esprit avec lui ou plus précisément avec et en lui'. » (p.66)
Secours vite contesté, dés que l'on « s'interroge sur le 'domaine conceptuel' des sciences dans lequel se situe Damasio pour affirmer que Descartes a commis une erreur majeure alors que Spinoza a su y échapper (p.69). Interrogation qui conduira pourtant G Lerbet à tenir cette 'erreur de Descartes' pour nonobstant bien fondéé 'dans le domaine conceptuel des sciences' défini par 'la démarche scientifique ... laquelle est essentiellement méthodologique' : là est 'le propre de la pensée de Descartes. '(p 7).
Peut-on dés lors parler en scientifique de 'l'erreur de Descartes' ? Voilà qui serait bien insupportable pour tout ceux qui ont fait et font toujours du 'Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences' leur livre sacré. Mais le 'Le coup n'est pas joué' (p.88) va conclure G Lerbet et « Spinoza, le grand joueur de sa partie, cause de lui-même dans son oeuvre[5] » (p 106), est peut-être 'un joueur risqué' (titre du dernier chapitre). Mais n'est ce pas en cela que repose 'l'Humanis Dignitate ' du joueur : Il assume son risque en explicitant la conscience qu'il en a, au lieu de l'ignorer, fataliste se déchargeant de sa responsabilité sur quelque niveau transcendant ? Si bien que l'on pourra conclure avec G Lerbet qu'il « est loisible de lire Spinoza comme celui qui expose un projet tributaire d'une production pragmatique ... quand s'impose à l'esprit une éthique originale. ... » (p.103). Ne faut-il pas alors souligner que la boucle s'ouvre en permanence, Ouroboros toujours se régénérant ? Est-ce l'éthique qui s'impose à l'esprit ou l'esprit qui est le principe de l'éthique ? Pascal déjà répondait : « Travailler à bien penser, voilà le principe de la morale. ... En cela consiste notre dignité »
Mais peut-on « penser avec rigueur la marche de l'esprit ?(p.97) » s'interrogera G Lerbet. Il faudra alors entendre la rigueur en d'autres termes que ceux de la syllogistique parfaite, rigueur exclusivement géométrique ou syntaxique, s'ordonnant par rapport à sa seule méthodologie axiomatique qu'aucune expérience sensible jamais ne corrobore ? Il est vrai que souvent Spinoza semble s'enfermer dans ce piège cartésien. Ayant postulé l'indépendance totale de l'immanence et de la transcendance (le dualisme), Descartes pouvait développer une méthode qui n'avait d'autre fin qu'elle-même 'postulats purs, à jamais indémontrables », seuls garants de la totale et universelle objectivité.
Spinoza postulant (comme la plupart de ses lecteurs aujourd'hui) l'inséparabilité de la transcendance et de l'immanence ('Dieu, et si l'on préfère la nature' et donc la nature humaine), se croyait-il tenu de développant une méthodologie formellement basée sur une axiomatique aussi indémontrable que l'axiomatique des préceptes cartésien ? Sans doute pensait-il qu'il ne disposait pas d'alternative tant la pureté formelle du syllogisme parfait semblait inégalable ? G Vico peu après (17010) allait souligner la faiblesse de cette réduction méthodologique qui prive l'esprit de larges pans de ses capacités perceptives et cognitives.
On comprend que G Lerbet ai tenté une rapide exploration « grâce aux avancées épistémologiques contemporaines porteuse des élucidations les moins mutilantes de la réflexion -sic- dans les champs « du constructivisme et de la complexité » (p 55) puis dans ceux du « complexe énergétique (le conatus spinozien vu du paradigme contemporain de la complexité) ... et du principe de la barrière de variété de WR Ashby, (p.93). Ce sera pour conclure avec une légitime prudence : « cette hypothèse forte d'auto cybernétique constructiviste renforce la pertinence du recours au concept de satisficing tel que l'a posé ... H Simon. En user à propos de Spinoza rend surtout compte de l'adéquation de l'auteur à lui-même, tant il se fie et se convainc de la congruence intime de sa conception de la réalité et de sa perfection avec sa modélisation déployée de la connaissance subitement exprimable ... par l'intuition » (p.100).
Cet exercice d'exploration épistémologique de la pensée de Baruch Spinoza, toujours provocante et courageuse, devait-être tenté. Si à mon gré il n'explore pas assez toutes les faces de l'oeuvre de cet exceptionnel Marrane, 'passant considérable', il en éclaire d'autres souvent moins aisée à fouiller tant les registres s'entrelacent dans cette oeuvre en permanente construction. Quelques lignes des pages qu'Edgar Morin lui a consacrées[6] proposeront peut-être quelques autres harmoniques aux lecteurs pensifs de ce « Grand Joueur » qui assume sa responsabilité avec dignité, conscient que tout acte est un pari risqué :
«J'adhère entièrement à son 'Deus sive Natura' : « Dieu ou, si l'on préfère, la nature... ». L'idée d'immanence (le refus d'un Dieu transcendant créateur), l'idée d'une nature auto-créatrice, l'idée de placer la créativité dans la nature, dans le monde vivant et, bien entendu, dans le monde humain, c'est tout cela l'extraordinaire modernité et fécondité de Spinoza.
De plus sa pensée politique est incroyablement moderne, déjà toute libérale, avec sa distinction rigoureuse des instances religieuses et politiques, sa volonté d'écarter les fanatiques religieux de tout pouvoir politique, sa revendication pour chacun de penser librement : « II faut concéder à chacun le pouvoir de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense. »
Alors 'Avez-vous lu Baruch ?' - N'est-il pas un précurseur du paradigme épistémologique du constructivisme ?
JL Le Moigne, février 2012
[3] Je confesse que je ne parviens pas à trouver dans cette proposition plus postulée qu'argumentée, 'un enrichissement épistémologique majeur'