Irrationalité individuelle et ordre social

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Le jour où l'on conviendra à nouveau que deux disciplines aussi voisines que l'Economie et la Sociologie ne peuvent décidément plus se développer sérieusement en s'ignorant ostensiblement, est-il proche ? On se prend à l'espérer en observant quelques études publiées par la jeune "Socio-Economie" parmi lesquelles cet essai de P.Moessinger, psycho-sociologue suisse : c'est à la séduisante et aisément enseignable "théorie du choix rationnel" forgée par la Science Economique néo-classique, et parfois récupérée par d'éminents sociologues, qu'il va s'en prendre ici, utilisant cette discussion critique pour développer quelques théories alternatives plausibles rendant compte de la curieuse formation des "ordres sociaux" auxquels nous nous accoutumons si volontiers, les préférant aux guerres, conflits, violences et désespoirs que suscitent sans cesse les désordres sociaux pourtant si spontanés et, semble-t-il, naturels.

Théories alternatives que P. Moessinger va présenter... dans un relatif désordre, à la manière d'un essai plutôt que d'une thèse, en proposant un fil directeur plus intuitif qu'argumenté, celui de la présumée "irrationalité des individus". Le flou du concept (l'irrationalité désignant ici quelques formes de rationalités autres que celle de la logique déductive, et s'opposant à la non-rationalité) va lui permettre d'interroger les contributions de quelques psychologues, sociologues et, plus rarement de quelques économistes, à sa thèse d'une "sociologie à la fois systémique et moniste", qui comprend "l'ordre dans une société comme émergeant plutôt que résultant de conduites individuelles (présumées) non rationnelles, et déterminant en retour ces conduites individuelles..." (p. 214). Thèse plausible, qui n'insiste peut-étre pas assez sur le caractère à la fois temporel et irréversible de ce processus d'émergence (baptisé ici théorie de l"'émergentisme", et différencié d'un "réductionnisme radical" et d'un "holisme dualiste", p. 82), et qui va permettre à P. Moessinger de discuter les contributions connexes de R. Boudon, de J. Elster, de F. Hayek, de J. Piaget, de V. Pareto ou de M. Weber, pour ne mentionner que les plus longuement étudiés. Exercice intéressant, mais un peu décourageant pour le lecteur en quête d'arguments : pourquoi cette thèse de l'émergence plutôt qu'une autre ? Pourquoi cette définition si restreinte de la rationalité individuelle ? Pourquoi cette inattention à la réflexion de l'individu réélaborant sans cesse ses propres fins dans une "délibération" que W. James, J. Dewey puis H.A. Simon ont si attentivement interprétée ? L'inattention de P. Moessinger à "la théorie de la rationalité internalisée" ("Bounded" est différent de "Limited") ou de "la rationalité procédurale" développée depuis cinquante ans par H.A. Simon incite son lecteur à un double regret : s'il l'avait réfléchi, n'aurait-il pas argumenté très différemment et bien plus solidement sa propre thèse ? Et le fait qui l'ait ignorée conduit à se demander s'il n'est pas d'autres omissions graves ? (Peut-on mettre H.A. Simon et G. Becker dans le même sac du "courant du rationalisme classique" ? p. 16 : il faut n'avoir jamais lu les pages qu'H.A. Simon consacre aux thèses de G. Becker pour commettre un tel contresens... si appauvrissant ici pour la thèse que l'on veut argumenter).

Les pages que P. Moessinger consacre, avec à propos, au "point de vue systémique" incitent également son lecteur à une réflexion sur la partialité des fondements épistémologiques de son discours : en définissant "un système comme une chose (au sens large)" (p. 165), il se contraint à une restriction strictement ontologique de la systémique (qu'il emprunte me semble-t-il à M. Bunge) qui l'oblige à une impraticable distinction entre "les systèmes réels" et les "systèmes abstraits" (p. 166), distinction qui va l'obliger à quelques contorsions pour assurer sa conclusion (au demeurant très pertinente en soi) : "la systémique fournit le cadre... de la nouvelle économie institutionnelle et plus encore celui de la socio-économie" (p. 163). On hésite à lui rappeler l'interpellation de bon sens de Cl. Bernard : "Les systèmes ne sont pas dans la nature mais dans l'esprit des hommes". Prégnance sans doute des cultures positivistes, cette difficulté à entendre "la science des systèmes comme une science de lamodélisation des phénomènes perçus complexes" semble inhiber encore bon nombre de chercheurs en sciences de l'homme et de la société, en quête d'explications par les systèmes là où il n'y a que des representaions par les systèmes (dixit P. Valéry).

Ces commentaires méthodologiques n'affectent pas le projet de P. Moessinger : il a courageusement réouvert une voie encore peu défrichée, celle de l'interprétation de la formation et de la destruction des complexes sociaux. Les lacunes que l'on a relevées ici ne doivent pas masquer l'intérêt des discussions qu'il a ouvert ou réouvert, avec un entrain souvent communicatif. Ce faisant il nous montre que le chemin se construit en marchant... N'est-ce pas le service que nous pouvons demander à cet essai original ?

J.L. Le Moigne.