Ingénierie des pratiques collectives

Note de lecture par ROUX-ROUQUIE Magali

Ce livre original est le produit de multiples échanges et débats entre des praticiens et des chercheurs d'expériences fort diverses (organisés dans le cadre d'un Atelier MCX en 1998 ).

Leurs interactions créatrices entre le "faire" et le "comprendre", (devise de la nouvelle collection Ingénium que ce livre inaugure) cherchent à s'exprimer en terme de quelques nouvelles formes d'ingénierie.

Mais, lorsqu'on a forgé sa compréhension de l'ingénierie (comme la plupart des lecteurs potentiels interpellés par ce titre) à l'aune des sciences dures, l'intitulé � Ingénierie des Pratiques Collectives a de quoi dérouter !

Dans sa conception courante actuelle, l'ingénierie désigne la pratique des sciences appliquée à la résolution de probl�mes concrets et l'enseignement de l'ingénierie réf�re à des programmes multidisciplinaires centrés sur l'analyse des syst�mes et, notamment, de leur représentation par des mod�les mathématiques, leur contr�labilité, leur compensation et/ou leur optimisation. L'examen des probl�mes ainsi traités illustre les différentes facettes de cette conception anlytico-technique de l'ingénierie qui se rév�le par une pratique ancillaire de connaissances générées par les sciences dures (par exemple, le technogénie de l?environnement nordique appréhende les probl�mes occasionnés par la glace par la connaissance de sa structure cristalline, la germination et la croissance des cristaux de glace, ses propriétés mécaniques, la connaissance des conditions atmosphériques et thermodynamiques de formation, et des techniques de déneigement [1] ).  Dans cette conception de l'ingénierie, que peut �tre l' �Ingénierie des pratiques collectives� ?

Les pratiques collectives sont déclinées au gré des expériences, sous les formes les plus diverses, d'intensités variables, toutes légitimes. Que celles-ci concernent la réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés, l'accompagnement dans une course de montagne, les relations au sein d'un quatuor à cordes, les pratiques collectives sont décrites comme une transformation récursive des expériences en connaissances, des connaissances en actions, des actions en expériences. Le caract�re collectif de ces pratiques mises en ?uvre par des individus introduit, de fait, leur complexité (imprévisibilité) qui s'exprime dans la capacité des acteurs à concevoir des processus finalisés sans but final, �des processus qui engendrent de nouvelles finalités qui à leur tour engendrent des processus ?�, à co-construire les réponses au fil des év�nements.

L' ingénierie des pratiques collectives concerne la construction -dans l'action (collective)- de connaissances pour l'action (collective et/ou individuelle). A cette fin, l'ouvrage collationne des séries de stratégies développées dans des environnements particuliers pour construire des réponses relevantes, sans méthodes et moyens définis. Cette démarche pourra surprendre le scientifique honn�te accoutumé à une conception traditionnelle -plus technologique qu'ingénieuse- de l'ingénierie et des sciences dites pour l'ingénieur. Mais il y apprendra que l'ingénierie entendu dans son sens originel concerne la conception des possibles et non l'application de méthodes ou de mod�les prédéfinis.  

Dans le projet ETHOS visant à réhabiliter -avec la population- les conditions de vie dans les territoires contaminés, n'a pas manqué d'exposer ses auteurs à une tentation scientiste qui aurait écarté la population de cette construction. Pour rester dans le cadre fixé, cette expérience rév�le un des trois fondements pour de "bonnes pratiques" collectives  : l'établissement de la confiance entre l'ensemble des acteurs. Toutefois, cet exemple comme la plupart des autres cas traités, manque de dégager une vision instrumentale quand à l'autre bout du spectre, la dangerosité de la confiance est stigmatisée ; tout au plus, est-il présenté une construction juridique qui, envisageant l'éventualité d'une rupture, rend praticable des situations entre acteurs concurrents.

Autre socle des pratiques collectives, l'accompagnement pour lequel des exemples montrent que les effets sont récursivement causes et effets. L'accompagnateur est formellement distingué de l'expert sur la base des "obligations" du premier et des "exigences" du second : on découvre la nature des obligations de l'accompagnateur en direction des accompagnés, on devine en creux les exigences d'externalité de l'expert. Cette opposition serait péjorative pour le message général de l'ouvrage si le positionnement symbolique de l'accompagnateur (derri�re) n'était établi par rapport au guide (devant) ou au compagnon (à c�té) : la méthode, c'est cette apparente absence de méthode favorisée par l'accompagnement qui co-construit un projet. En admettant?, un paradoxe demeure : quel est le projet de l'accompagnateur sur lequel se fonde son "expertise à accompagner " ? Au moins apprend-on que la capacité à la solitude, à un retrait apériodique et contingent témoignent des qualités de  l'accompagnateur/chef de projet  ; mais alors, quelle(s) différence(s) avec l'externalité de l'expert ? on se passionnerait pour une réflexion sur ce th�me !

Troisi�me fondement des pratiques collectives : la cognition collective avec en corollaire la question de savoir comment des actions décidées de mani�re autonome peuvent �tre congruentes entre elles? Une description est apportée en examinant les réalisations d'un quatuor à cordes comme celles d'un méta-instrument construit par cette cognition collective dont les codes sont permanents : visuels, gestuels?, le r�le des acteurs est spécifié comme un jeu de relais qui "porte", tour à tour, le principal exécutant. Plus généralement, la multiplicité des points de vue et l'organisation de leur convergence sont assurées par la nécessaire mise en ?uvre du dialogue entre les acteurs ; n'est-ce pas là une tautologie ? On aurait aimé que la conduite (cum decere) de cette phase, qui apparente l'équipe à une organisation apprenante, un syst�me vivant auto-éco-organisé, délib�re de ses  instruments. En effet, pour essentiel qu'il soit à la formalisation de "bonnes pratiques" collectives, ce constat suscite un intér�t légitime pour une conceptualisation des voies et des moyens qui ne dénie pas sa place à l'expérience. Le parti de l'ouvrage étant d'aborder la cognition collective sous un angle fonctionnel (c'est-à-dire par les connaissances produites), le lecteur veut savoir "comment �a marche?". La question attend ses réponses. Mais pour une part peut-�tre , les réponses sont, sinon dans la question elle m�me, dans la capacité des acteurs à la formuler ?

Mais en dépit de ces incomplétudes, l'ensemble de ces expériences rend compte d'une phénoménologie des pratiques collectives ; peut-on concevoir une théorie des pratiques collectives dans le sens o� une théorie apporte une explication à un large éventail de phénom�nes décrits expérimentalement ? En quoi l'ingénierie des pratiques collectives dans son projet de transcrire en science les connaissances actionnables, serait différente de la démarche de Pasteur lorsqu'il établit sa théorie de l'infectiosité ? Pour paraphraser Schopenhauer, le monde se décrit par l'action et sa représentation, la représentation étant une sorte d'action : l'interaction du sujet et de l'objet de connaissance. En proposant de décrire la phénoménologie de ces pratiques, l'ouvrage "Ingénierie des pratiques collectives, la cordée et le quatuor "  nous introduit à une ingénierie de leurs représentations.

Entreprise originale et sans doute pionni�re, qui nous incite à réfléchir autrement les rapports complexes entre  la production des connaissances et leur caract�re opératoire dans l'action humaine.

Magali Roux-Rouquié.