Quelle école voulons-nous ? - La passion du savoir

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

         En s’attachant à maintenir actives les veilles épistémologique et citoyennes que se propose le Réseau Intelligence de la Complexité, on assume le risque de quelques procès d’intention en présentant une note de lecture de Quelle école voulons-nous ? puisqu’un des deux auteurs est ministre en exercice de l’éducation.

         L’exercice ici n’est pourtant pas très difficile puisque l’ouvrage prend la forme d’un dialogue toujours courtois et souvent cordial. On doit, il est vrai convenir que les dialogues prennent souvent la forme le monologues juxtaposés (ou d’entretien en direct avec la journaliste et noter que ‘le volume’ (en nombre de pages) des interventions du Ministre est sensiblement supérieur à celui des contributions du Sage. Et il est vrai aussi que la liberté de parole est légitimement atténuée par sa fonction.

         C’est sans doute pour cela que c’est à la lecture des pages du Sage Edgar Morin que l’on est ici tenté de prêter plus volontiers attention. Je me propose de souligner quelques-uns des-arguments que je tiens pour particulièrement importantes aujourd’hui alors qu’elles sont méconnues par la plupart des systèmes et programmes d’enseignement et encore peu familières dans la culture de la plupart des enseignants.

*-*-*

« Enseigner à problématiser devient une mission essentielle »

EM. « ….  La rationalité et le progrès sont en crise. Il s'agit alors de retrouver la vraie source de la laïcité qui jaillit à la Renaissance : la problématisation. Il faut enseigner à problématiser à l'époque où prolifèrent les certitudes illusoires, les dogmes desséchants, les manichéismes, les réductionnismes, les fake news, les égarements : Problématiser devient le maître mot et enseigner à problématiser devient une mission essentielle qui, en elle-même, est un apprentissage de liberté pour l’esprit. Cela se conjugue avec l’intégration dans l’enseignement des thèmes fondamentaux que j’ai énoncé dans ‘Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur’… ». p.  54

*-*-*

« Nous avons besoin en permanence d’une dialectique raison/passion »

EM. « … Enseigner à vivre, ce n’est pas donner des recettes. Les humanités ont un grand rôle à jouer. La littérature est un accès extrêmement concret à la connaissance de l’être humain. La philosophie, c’est l’apprentissage de la réflexivité, c’est un outillage pour réfléchir au second degré à tout ce que l’on fait dans la vie. Le cinéma, le théâtre, la poésie, l’art et la musique, ce sont aussi de la passion et de l’émotion à travers lesquelles passe de la connaissance. Or nous savons que les idées ne se transmettent qu’avec de la passion. S’il n’y a pas de passion, l’esprit s’assèche, nous sommes condamnés à débiter des savoirs desséchés. L’une des grandes découvertes des sciences du cerveau, …, est qu’il n’y a pas de siège de la raison pure. Dès qu’un centre rationnel est excité, un centre émotionnel l’est aussi. Autrement dit, nous avons besoin en permanence d’une dialectique raison/passion. La raison glacée, c’est épouvantable ; la passion sans raison, c’est le délire.  … »  p. 36

*-*-*

« Cette notion même d'épistémologie devrait être
au cœur de la formation des professeurs »

EM.  « … Les grands sujets à intégrer dans les programmes scolaires doivent d'abord être pensés … : Qu'est-ce que connaître ? Qu'est-ce que l'être humain ? Que comprenons-nous d'autrui ? Qu'est-ce que l'univers ?

Initier les enseignants à ces thèmes transdisciplinaires permettrait non seulement d'enrichir leur culture mais d'accroître leur réflexivité et leur recul sur leurs pratiques….

J.-M. B. : … Je suis totalement Morinien sur ce point. Edgar Morin a une visée épistémologique qui me paraît très structurante. Cette notion même d'épistémologie devrait être au cœur de la formation des professeurs : avoir des connaissances pour les transmettre, mais aussi avoir une connaissance et une conscience de ce qu’est la connaissance. … ».  pp. 49-50

*-*-*

« L’esprit est une émergence de la relation entre un cerveau et une culture. … »

EM. « … Je crois au contraire, pour ma part, que l’esprit existe, à condition de ne pas en faire une entité mythologique : le cerveau humain n’apprend un langage et une conception de la vie qu’une fois immergé dans une culture. Autrement dit, l’esprit est une émergence de la relation entre un cerveau et une culture. …

Je pense fondamentalement que les images du cerveau ne suffisent pas à expliquer le psychisme. » p. 69

*-*-*

« Nous souffrons d’une binarité qui oppose l’esprit et le cerveau,
les humanités et la science… »

EM.  « … Le même problème ressurgit toujours : nous souffrons d’une binarité qui oppose l’esprit et le cerveau, les humanités et la science. Le réductionniste ignore qu’il a comme présupposé la réduction du tout aux parties, tout comme le manichéen ignore que son présupposé est l’opposition du Bien et du Mal.

          Or nous avons besoin d’une grande ouverture d’esprit pour penser et améliorer l’école. … » p. 6

*-*-*

« La transdisciplinarité suppose la discipline », « La discipline dépend de la transdisciplinarité »

         Le lecteur peut s’autoriser ici le viatique du Cahier des lectures du site Intelligence de la complexité, viatique emprunté à P. Valéry : ‘Un livre vaut à mes yeux par …la nouveauté … des problèmes ….qu’il …ranime ...dans ma pensée’ pour évoquer un des problèmes que la lecture de ‘Quelle Ecole voulons nous’ avive dans sa pensée ? En lisant une phrase brève d’Edgar Morin, à la lettre et hors de son contexte (bas de la p.32) : « La transdisciplinarité suppose la discipline », je me suis laissé prendre au jeu de la récursivité dit ‘de l’œuf et la poule : lequel a commencé ? Et ce jeu s’avère très interpellant.  Ne pourrait-on récursivement proposer

« La discipline dépend de la transdisciplinarité » ?

            Ne faudrait-il pas alors que les inter et trans disciplines bénéficient du même statut institutionnel et épistémologique que les disciplines antérieurement installées alors qu’elles sont tacitement tenues pour des sous-disciplines ancillaires sans disposer d’un statut épistémologique digne de ce nom. Que l’on songe aux difficultés académiques que connurent la science informatique ou la science de gestion et aujourd’hui les sciences de la cognition pour obtenir leur recevabilité académique ? Il fallut que l’Académie Française engendre discrètement une annexe, l’Académie des Technologies, pour sauver les apparences.

            Le commentaire succinct et non argumenté du Ministre de l’Education tenant à affirmer en 2017-2020, sous le titre ‘Quelle école voulons-nous ?’ étonne. Pourquoi préciser qu’en pédagogie (science de l’éducation) « je n’ai jamais été en faveur du constructivisme » (JMB, p 94) ? Fallait-il interpeller les lecteurs qui depuis J. Piaget (1967) font l’effort de s’attacher à développer le constructivisme épistémologique critique construit sur le diagnostic de G. Bachelard (1934, NES, p 15) « La méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet ». L’inter et la trans disciplinarité n’appellent-ils pas autant que les disciplines prédéfinies, cet appel permanent à la critique épistémologique interne autant qu’externe ?

            Peut-être alors trouverons nous un changement de décor verbal qui facilitera les congruences idéologiques autant qu’épistémologiques ? Après tout le mot ‘discipline’ est chargé d’un lourd passif, l’image de la sanction, si bien que depuis 1663 nous allions l’oublier si Molière ne nous l’avait pas rappelé en écrivant son Tartuffe : « Laurent, serrez ma haire avec ma discipline. … » (Molière, Tartuffe, Acte III, scène 2). Proposons Champ – ou Area – de Connaissance.

*-*-*-*-*