Manifeste convivialiste

Note de lecture par TARDIEU Bruno

C’est au cours d’un colloque de Cerisy «  Apprivoiser l'argent aujourd'hui ? » organisé par Jean Baptiste de Foucauld en octobre 2013  où je devais présenter la manière dont les plus démunis appréhendent l’argent, que j’ai fait connaissance avec Alain Caillé[1], tenant actuel de l’école de pensée lancée par Marcel Mauss. Il m’a dit avoir été intéressé par mes propos sur le fait que les pauvres étaient ceux dont on n’attend rien, à qui on refuse de donner, et à mon tour j’ai été intéressé par son exposé sur les raisons pour lesquelles il s’était lancé dans l’aventure de rédiger un « Manifeste convivialiste – Déclaration d’interdépendance ». Son intervention m’a incité à relire Marcel Mauss, anthropologue politique du début du 20eme siècle et son essai sur le don, à lire attentivement ce Manifeste du Convivialisme , mais aussi à repenser aux raisons qu’il avait données pour cet effort de rédaction collective. Sa raison principale est qu’il existe de plus en plus d’initiatives pour échapper au tout marchand – ce réductionnisme destructeur qui dit que la seule loi naturelle des relations entre les humains c’est le marché, et que les échanges humains se mesurent avec un seul chiffre, le prix. Ces espaces qui se multiplient, cherchent à enrichir les relations, à resituer l’économie parmi les autres sciences humaines. Alain Caillé nous rappelle que les échanges monétaires dont Adam Smith affirmait qu’ils étaient premiers dans les relations humaines sont en fait précédé, les observations de Marcel Mauss le prouvent, par les échanges de don : donner, recevoir, rendre. Par les échanges de dons, l’essentiel n’est pas ce qui est donné, l’essentiel est dans la qualité de la relation. Si un ami vous apporte un bouquet de fleur alors que vous l’avez invité à diner, il est contre productif de comparer le prix du diner et celui des fleurs. Si une relation vous fait un cadeau, il est destructeur de lui remettre immédiatement le prix du cadeau ; pour être quitte, vous le recevez, vous remerciez et quelques temps plus tard, ni trop tôt ni trop tard, vous pensez à lui faire un autre cadeau. C’est une manière de signifier non pas la valeur de telle ou telle marchandise échangée, mais la valeur de la relation que cet échange nourrit, la valeur de la coopération que la relation permet. L’échange ne peut se réduire aux prix des marchandises. Pour Marcel Mauss, c’est là la deuxième étape de la relation entre humains, après celle, première, de la guerre et de la violence. Echanger des dons permet de « poser les lances » de la guerre. Ce qu’Alain Caillé affirme pour expliquer l’utilité de ce manifeste rédigé avec de très nombreux penseurs, c’est que la multitudes de groupes et espaces qui se libèrent des prétendues lois naturelles de l’économie, s’appuient en réalité sur cette anthropologie, cette loi profonde de la recherche de relations riches de coopération et non pas de seules richesses matérielles réductibles à des sommes d’argent. Mais, ajoute-t-il, notre siècle réagit fortement contre le précédent qui a construit tant d’idéologies qui se sont avérées décevantes voire désastreuses ; aussi la méfiance de la formalisation fait que nul ne désire théoriser cette émergence. Notre jeunesse a raison de se défier des idéologies du siècle précédent, qui comme le dit Todorov dans « les ennemis intimes de la démocratie » sont différentes formes de scientismes et de déterminismes. Que ce soit le matérialisme historique ou le néo libéralisme, ces idéologies affirment la suprématie d’une loi naturelle déterministe – la loi de l’histoire ou la loi du marché. Cependant, à refuser de théoriser cette émergence, ces espaces ne parviennent pas à remettre en cause l’idéologie qui maintenant domine toute la terre et tous les esprits, l’idéologie de l’argent comme but et non comme moyen, le capitalisme radical. Aussi Alain Caillé plaide pour la nécessité de nommer les principes, les valeurs qui sont communs à tous ces espaces qui, s’ils sont minoritaires, ne sont plus marginaux. C’est délibérément à un effort de pensée et de théorisation de toutes ces pratiques qu’appelle ce Manifeste, pour que cette pensée déjà mise à l’épreuve du réel puisse exister dans notre société, dans nos esprits  et ait une chance de contribuer à une politique de civilisation. Le premier de ces principes est, on l’aura compris, l’affirmation de la convivialité (dans le sens du vivre et penser ensemble), et le deuxième celui de l’interdépendance. Ces deux principes touchent ceux de la réflexion sur la Complexité et le Penser Complexe en ce qu’ils affirment la rationalité du relier et de la procédure, comme étant d’égale importance avec la rationalité cartésienne. Un troisième principe reprend une autre intuition de Marcel Mauss, moins connue que le désir de coopération, mais complémentaire et fondamentale : la nécessaire capacité de vivre les conflits sans se détruire. C’est en effet essentiel aujourd’hui pour concilier, d’une part, l’aspiration à l’harmonie et à la non violence et, d’autre part, les libertés individuelles et droits humains reconnus désormais partout. Longtemps assurée par des règles traditionnelles et immuables, un certain ordre du monde a été balayée par l’émergence des libertés et des droits individuels. Il faut donc que chacun contribue à l’équilibre entre l’individuel et le collectif, et apprenne à vivre les conflits sans se détruire. C’est une condition indispensable pour que la démocratie parvienne à un âge adulte, où les groupes sociaux ne rejettent plus leurs contradictions sur une autorité supérieure destinée à trancher. Il me semble que la réflexion épistémologique, en particulier celle du Réseau  MCX - APC, devrait pouvoir approfondir ce principe et le courant que ce Manifeste commence à créer en introduisant les conflits de connaissance dont notre époque est si peu consciente, éprise qu’elle est par la seule connaissance objective et par le réductionnisme qui tente de maitriser et tue le sens. Introduire les notions de compréhension des incompréhensions – un des « Sept savoirs pour l’éducation du futur » d’Edgar Morin ; les notion de « réels perçus », et de représentation à dessein dont la non conscience est une source majeure des conflits ; introduire toute la réflexion sur la critique du « donc » et la réhabilitation du « comme », sur la contextualisation, sur la reliance de la connaissance de l’action et des intentions doivent venir étayer ce deuxième principe. Il me semble que c’est par le croisement des savoirs, compris comme le croisement de différentes approches de connaissance que l’on peut véritablement « vivre les conflits sans se détruire. » Je vous invite à lire ce manifeste auquel j’ai apporté mon soutien. Bruno TARDIEU (Juin 2015) Ndlr ; En complément à cette Note de Lecture de Bruno Tardieu mentionnons que  le Mouvement LES CONVIVIALISTES continue à se développer depuis le lancement du Manifeste convivialiste  (43 pages) (lui-même complété par l’ Abrégé du Manifeste convivialiste , 4 pages).  On accède aisément à ses activités et manifestations  en visitant le site http://www.lesconvivialistes.org . La parution de l’important ouvrage collectif dirigé par Alain CAILLE et  Philippe CHANIAL : DU CONVIVIALISME COMME VOLONTE ET COMME ESPERANCE  (240 pages) –
(Revue du MAUSS semestrielle n° 43, 1er semestre 2014, également complété par la   Présentation détaillée en 44 pages, ici, en témoignent. Ajoutons que de nombreux membres du Conseil d’Orientation du Réseau Intelligence de la Complexité MCX-APC ont signé le Manifeste Convivialiste

[1]. Session du 12  octobre 2013 :   Alain CAILLÉ: L’argent peut-il être convivial ?  Suivi d’une Table Ronde sur le thème   Les pauvres et l’argent (comment apprivoiser l’argent quand on n'en a pas animée par Sylvain ALLEMAND, avec Catherine BARBAROUX , Elisabeth SABBAH , et Bruno TARDIEU ] (La contribution des familles les plus démunies pour repenser l'économie)