Itinérances d'un officier de sapeurs pompiers

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Ndlr. Quoi de plus stimulant aujourd’hui que le témoignage d’un officier de sapeur pompier riche d’une longue et riche expérience d’action réfléchie en situations aussi diverses que complexes ? C’est ce qui nous incite à reprendre ici sous la forme d’une Note de Lecture MCX le texte de la préface que JL Le Moigne a rédigée pour accompagner le récit de ces itinérances du Colonel Michel Marlot, si plaisamment illustré par son ami Gilles Thevenin. Nous remercions d’éditeur  pou son aimable accord de reproduction.  Lorsque l’interaction éclaire le règlement, alors...
Le rhéteur et le sophiste, sel de la terre … le royaume du possible est en eux. (P Valéry, Tel Quel). Puisque Michel Marlot ne réprouve pas les ressources de la provocation pour s’exercer à bien penser dans les interactions, je propose d’éclairer un instant son propos en plaçant en exergue cette insolente répartie que P Valéry adressait aux (autres) intellectuels (qui) remuent toutes choses sous leurs signes, noms ou symboles, sans le contrepoids des actes réels’
Associer l’image du rhéteur et du sophiste à celle d’un officier de sapeurs-pompiers très expérimenté sera sans doute tenu pour une provocation par nombre de ses pairs n’ayant pas encore eu l’occasion de s’intéresser à ces insolents rhéteurs de la Grèce antique qui ne s’en laissaient pas compter par Platon et quelques autres assurés de l’éminence de leur savoir.
Mais lorsque le lecteur tournera les pages, il conviendra que le royaume du possible est aussi celui de l’auteur. Le mot ‘possible’ n’apparait-il pas souvent au détour de ses pages ? et je crois que Michel Marlot tiendrait volontiers pour viatique, comme le firent P Valéry, A Camus et quelques autres bons auteurs, le vers de Pindare (IV°S. av JC): « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie immortelle, mais explore le champ des possibles ».
Explorer le champ des possibles avant d’appliquer (sans les réfléchir) les innombrables règlements (parapluies) qui, sans expliciter leurs fins, énumèrent les moyens en ignorant les contextes évoluants, n’est-ce pas ce que montrent les multiples témoignages éclairants de cet OSP : C’est possible ! On peut vivre à la fois Chef - Nouveau Modèle (mais rédacteur de règles !), et sociologue, et chrono biologiste, et, rêvant du statut de charcutier peintre écoutant le silence sur la colline de Brançion, s’exercer ainsi à la rédaction d’un Essai. Montaigne n’a-t-il pas montré que cet exercice aussi était possible ?
Ainsi entendrons nous ce ‘gestionnaire de risque’ que doit être aussi (ou surtout ?) un officier de sapeurs pompiers se voulant citoyen – responsable nous rappeler le coté positif du risque, celui d’oser, de tenter, de prendre des risques : Les risques, avérés ou émergents, anticipables ou non, ne sont-ils que des menaces ? Ne sont-ils pas aussi des opportunités pour inventer de nouveaux possibles. Entre le programme-séquences d’actions que l’on ‘applique’, et la stratégie que sans cesse on ‘élabore’ chemin faisant, n’y a-t-il pas un changement de regard auquel nous pouvons tous nous accoutumer ? C’est possible : Cet Essai – Témoignage nous le redit comme nous le rappelle la formule d’Edgar Morin « La complexité appelle la stratégie. Il n’y a que la complexité pour avancer dans l’incertain et l’aléatoire. … La méthode de complexité nous demande de penser sans jamais clore les concepts, de rétablir les articulations entre ce qui est disjoints, de penser avec la singularité, la localité, la temporalité »
Ces exercices de changements de regards ne sont pas très familiers encore dans nos sociétés qui ont appris que sans règles, elles ne peuvent garantir les libertés fondamentales mais que le règlement n’est rien d’autre qu’une anesthésie de l’intelligence : Injonction paradoxale : Peut-on appliquer intelligemment un règlement qui inhibe notre intelligence ? En soulignant et en illustrant les effets pervers de ce type d’exclusions mutuelles dans l’activité de nos organisations humaines (Tout ordre, pétrifiant, ou Tout désordre, délitant, et rien ne va’, disait P Valéry), Michel Marlot va nous inviter à penser autrement qu’en nous référant exclusivement aux quatre préceptes du Discours Cartésien ; et il va montrer que l’exercice est possible ! Plagiant P Valéry, ne peut-on ajouter : Comme il faut une différence des températures des sources pour une machine, ainsi une différence d’ordre – désordre pour le travail de l’organisation . 
Peut-être pour mieux nous en convaincre se servira t-il un peu abusivement parfois de ce que j’aime appeler ‘le chantage à l’innovation : innovons, sinon c’est la mort’. La pression médiatique et le fol espoir d’une nouvelle sortie de crise aidant, ne nous sentons nous pas acculés à cette course en avant au nom de la mystique du nouveau dieu, la déesse Innovation ? Déesse perverse qui nous assure qu’il faut innover pour innover mais qui ne nous dit pas ‘pourquoi s’acharner à innover ?’ Serait-ce pour gagner la guerre économique ? L’ultime Grand Innovateur, le vainqueur de cette guerre terrible, ne devra t il pas innover une fois encore en affichant devant son lit de mort sa devise oubliée : Pense à éteindre la lumière en partant. Il se souviendra alors de la sagesse que les anciens qui lui avaient rappelée : Quand et où il n’est pas nécessaire d’innover, il est nécessaire de ne pas innover.
Je force le trait pour susciter l’attention : le mot innovation n’est pas le nom d’une cause efficiente du type : l’innovation est le moteur de la croissance qui est le moteur de la sortie de crise’. Le mot qualifie le résultat d’une action, résultat tenu pour nouveau pendant un court laps de temps, mais ne dit rien sur le processus qui a conduit à ce résultat, ni sur la motivation qui a conduit développer l’action qui a aboutit à ce résultat. Innover sans s’attacher à comprendre pourquoi et dans quoi on innove, est ce sage ? P Valéry déjà s’en inquiétait Nos moyens d’investigation et d’action laissent loin derrière eux nos moyens de représentation et de compréhension.
Autrement dit, nous développons des moyens nouveaux pour résoudre des problèmes que nous ne savons pas identifier et poser. Alors que Léonard de Vinci s’attachait à faire pour comprendre ET comprendre pour faire, allons-nous attacher à faire sans comprendre OU à comprendre sans faire’?
 
C’est me semble-t-il parce qu’il ne voulait pas se résigner à l’inhibition de l’intelligence qu’appelle la normalisation (ou la sacralisation ?) du cherche pas à comprendre : applique le règlement sans réfléchir que Michel Marlot témoigne de son expérience : le mot d’innovation qu’il utilise pour l’exprimer n’est peut-être pas adéquat aujourd’hui à l’heure ou multinationales et gros laboratoires engagent des moyens considérable pour produire des innovations dont nous n’avons guère besoin. Les mots de conception, de transformation, de composition, de délibération, d’architecture, d’auto-éco-organisation et surtout d’attention, parfois de restauration, conviendrait sans doute mieux ? Oserai-je même proposer le mot que choyait Léonard de Vinci rédigeant au fil de sa vie les 6000 pages de ses carnets : Le Disegno (la modélisation, le ‘dessin à dessein’) est d’une excellence telle qu’il ne fait pas que montrer les œuvres de la nature, mais qu’il en produit un nombre infiniment plus varié Et à cause de cela nous concluons que ce n’est pas seulement une science.
Par delà les considérations sur ces ‘éléments de langage’ par lesquels chacun s’attache à réfléchir ou à convaincre, l’important ici n’est-il pas, pour chacun, de travailler à bien penser et par là de s’exercer à relier, toujours relier en privilégiant toujours une logique de conjonction (ou de reliance) plutôt qu’une logique de disjonction (ou d’exclusion) .
 N’est ce pas le cœur de la démarche que nous révèle l’essai-témoignage de Michel Marlot nous narrant ses itinérances responsabilisantes et solidarisantes dans et par une organisation de service public ? : Itinérance qui active une vigilance et une rigueur de tous les instants, celle du sapeur-pompier qui, sur les lieux d’un sinistre, doit avoir tous les sens en éveil, pour percevoir, sentir et s’adapter à un environnement qu’il ne maitrise pas ,où le maître mot est ‘faire avec’ en gardant la possibilité de saisir toutes les opportunités.
‘Faire avec’ la complexité de l’action en situation, c’est d’abord, insistera-t-il, privilégier le questionnement et la réflexion plutôt que la réponse. Faire avec la complexité, finalement c’est plus simple que l’on peut le croire. D’abord la reconnaitre … et chercher la diversité des regards qui permet de formuler autrement les problématiques rencontrées et de trouver ensemble de nouvelles solutions, de nouveaux possibles. » ..
Et il est possible - ajoutera-t-il - d’être pragmatique et intelligent à la fois : Ne pouvons-nous dés lors reconcevoir sans cesse la gouvernance de nos systèmes d’actions collectives organisées et par là organisantes pour que nos organisations humaines, se désinhibant de leur obsession de l’ordre robotique parfait, s’attachent à activer l’exercice de l’intelligence et de l’altérité ?
Nous pouvons tous apprendre à ‘faire avec’ et restaurer dans toute nos organisations le plaisir de faire et la passion de comprendre, avec humilité au sein de cette étrange et fascinante aventure de l’humanité devenant son œuvre à elle-même.
Ne sommes nous pas tous responsables et solidaires de cette aventure qui est toujours ‘un nouveau commencement ? Le témoignage de ces ‘Itinérances d’un officier de sapeur pompier’ nous le confirme : c’est possible. Attachons nous au moins à garder cette veilleuse allumée.