L'erreur de Descartes. La raison des émotions

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Le sous-titre de l'ouvrage original en anglais en dirait un peu plus et un peu moins : non pas "la raison des émotions" mais "Emotion, raison et cerveau humain". Par probité pour le lecteur français, n'aurait-il pas fallu respecter l'original, beaucoup plus proche du contenu de ce livre... vraiment original ? Certes le neuro-physiologue A.R. Damasio fait oeuvre importante en philosophie, en psycho-sociologie et en épistémologie, mais il argumente d'abord sa thèse en neurologue, attentif à la complexité du cerveau humain et plus encore peut-être à celle du corps vivant au sein duquel s'enchevêtre le système nerveux. Et c'est sans doute parce que son message vient -j'allais écrire : vient enfin- de la neurobiologie et de la neuropsychiatrie et non de la psychologie et de la philosophie analytique, -qu'il est si directement convaincant. I1 nous propose d'abord une ample représentation (dont il souligne le caractère hypothétique) réconciliant les thèses de "I'Homme Neuronal" (J.P. Changeux) et celle de "I'Homme Humoral" (J.D. Vincent); représentation dont il discute pied à pied les présupposés épistémologiques, se risquant même à une incursion dans les terres de l'éphémère et perverse phrénologie. Cette intelligence de la complexité de l'interaction "corps-cerveau", et donc de l'inséparabilité du corps et de l'esprit (ou de l'âme : là réside l'erreur de Descartes... et surtout celle de ses innombrables interprètes depuis trois siècles, qui postulaient ce dualisme fondateur du corps et de l'esprit), va nourrir la réflexion brillamment illustrée et prudemment interprétée de A. Damasio : l'argument pivot étant sans doute celui-ci : les "comportements moraux" de l'être humain en société sont pour l'essentiel des comportements réfléchis, dont l'élaboration est assurée dans et par les interactions de l'organisme vivant, en particulier au sein du cerveau. Si bien qu'il est des lésions cérébrales organiques qui sont susceptibles d'affecter ces processus d'élaboration du comportement, lésions organiques parfois "localisables" dans telle ou telle zone du système nerveux. En un mot "le coeur a ses raisons que la raison (ou plutôt le cerveau raisonnant) est loin d'ignorer" ! Thèse peut-être provocante, peut-être même dangereuse, au point ajoute R. Damasio qu'il vaudrait peut-être mieux "persévérer dans l'erreur de Descartes" que d'oublier "la complexité, la fragilité, la finitude et l'unité" de ce couple fondateur que sont le cerveau, modeste composant du corps vivant, et l'esprit, qui doit prétendre à la direction de ce corps.

Peut-être pourtant faut-il relever une difficulté d'interprétation que suscite le mode d'exposition de l'ouvrage ? En reliant l'élaboration d'un comportement au processus de prise de décision correspondant, l'auteur procède à plusieurs reprises à un raccourci qui risque de restreindre bien inutilement notre intelligence du raisonnement : "On peut sans doute dire que la finalité du raisonnement est d'amener à une prise de décision, et que prendre une décision consiste, par essence, d esélectionner une réponse... en rapport avec une situation donnée" (p. 215). C'est ce "par essence" qui me semble beaucoup trop contraignant : certes R. Damasio reprend là la thèse de l'école neurocybernétique des sciences de la cognition, dont la théorie de l'énaction est la variante la plus élaborée aujourd'hui. Mais ne dissimule-t-il pas ce faisant "l'essentiel" du processus de décision qui est d'identifier le problème à traiter et d'imaginer des actions alternatives plausibles, actions entre lesquelles il aura, en effet et ensuite, à choisir. Mais s'intéresser à la sélection parmi des actions possibles (... "non verbale, un mot, une phrase, une combinaison de ces entités") sans s'interroger d'abord sur les conditions dans lesquelles l'esprit, quasi simultanément, "invente" ou "rappelle" la liste de ces actions possibles, n'est-ce pas là perdre une part importante de l'activité cognitive. Certes, dans les chapitres suivants (p. 281 +), R. Damasio va s'intéresser soigneusement à l'existence des "représentations mentales" et à leur formation dans "I'interaction corps-cerveau" (p. 287) et donc dans la relation de "la perception des émotions et de la raison" (p. 309). Mais comme il ne relie pas explicitement cette perception des émotions au raisonnement d'élaboration des décisions de comportement, on est incité à dissocier ce que précisément il voulait relier. Et l'hypothèse fondamentale des"représentations ou images mentales" et donc de la médiation des systèmes de symboles dans l'activité de l'esprit n'est alors que bien incomplètement exploitée alors qu'elle semble, elle aussi, essentielle, R. Damasio le souligne à plusieurs reprises.

Que cette difficulté, qui tient sans doute plus à la présentation de la thèse qu'à la thèse elle-même, n'interrompe pas l'attention du lecteur. Depuis les quelques pages qu'E. Morin avait consacrées dans "La Méthode III", à la relation complexe "Esprit-Cerveau" nous n'avions peut-être rien lu d'aussi innovant et je crois d'aussi enrichissant sur le sujet. Un sujet qui "par essence" concerne autant le citoyen que le psychiatre ou le manageur. Et saluons, en passant, cette belle victoire sur le réductionnisme consubstantiel à tant de travaux de bio-neurologistes contemporains.

J.L. Le Moigne