LA MER EN FEU : JEAN BARRAQUE

Note de lecture par DARBON Nicolas

En musique, complication et complexité s'expriment stylistiquement dans les années 1950 à travers le sérialisme intégral. Une biographie de « l'un des musiciens les plus géniaux et le plus méconnus de [sa] génération », selon Michel Foucault (1994, 613), rédigée par un journaliste au Times, permet de s'y arrêter et de cerner certaines contradictions. Pour avoir une vision complète du cas Barraqué, il faut aussi se munir de ses Ecrits réunis par Laurent Feneyrou, du dossier d'Entretemps, voire, pour les musiciens, de ses partitions et enregistrements.

Le rationalo-scientisme musical

Jean Barraqué (1928-1973) est l'auteur d'un nombre limité d'�?uvres musicales ’ sept en tout : Séquence, Sonate, Etude, Le temps restitué, �?�au-delà du hasard, Concerto, Chant après chant. Mais son destin tragique et ses écrits lui confèrent un statut enviable aux côtés des premiers timoniers du Sérialisme que sont Karlheinz Stockhausen et Pierre Boulez. Ce dernier, rencontré rencontre au GRM (groupe de recherche de musique concrète), était la grande admiration de Barraqué. Comme le dit Olivier Messiaen : « Jean Barraqué était le type parfait du musicien sériel sévère, sans concessions, ne produisant que des �?uvres austères et longuement méditées. » (Feneyrou, 2001, 30) L'esprit structuraliste et positiviste de cette technique des années 1950 semble constituer le paradigme du mouvement artistique rationalo-scientiste. Je dois avouer n'éprouver aucune attirance particulière pour cette école musicale, qui a essaimé et, sous ses formes très éloignées, mais toujours atonales, s'est puissamment institutionnalisé. Au contraire, tout ce qui semble s'en déprendre, rangé dans le ringard ou le postmoderne, relève de facto depuis 40 ans de la provocation anti-avant-garde.

Les paradoxes de Barraqué       

On pourra donc s'étonner d'une critique positive de Jean Barraqué sur un site dédié à la Complexité. Seulement voilà�?� les choses ne sont pas si simples. Jean Barraqué, qui a été l'amant de Michel Foucault (qu'il rencontre en 1952 et dont il se sépare en 1956), a élaboré un point de vue qu'il faudrait réévaluer. Sa conception de la musique est vivante voire vitaliste. Sa fameuse monographie de Claude Debussy (disponible pour un prix modique au Seuil), montre une conception de la forme musicale comme métamorphose et incertitude. « Une grande �?uvre est essentiellement inachevée. » (1962, 15) Sentiment romantique hérité de l'Athenaeum : « Le devenir barraquéen était avant tout romantique, à la recherche d'un état où rien n'est fixe (�?�) Barraqué fut un penseur du multiple et de la « simultanéité diverse ». (Feneyrou, 2001, 8) Athenaeum dont on sait l'importance pour Edgar Morin par exemple.

 La mer de Debussy épouse un « devenir-forme », une intrication de forces entre chaos et chant subissant des métamorphoses. Je n'approfondirai pas cette riche perspective ; juste ce constat : la New Complexity, qui est une école musicale postérieure (années 1970-90), non sans rapport avec le sérialisme, peut à mon sens être analysée, aussi bien que d'autres courants contemporains, moins pour ses formalismes et ses récurrences, que pour les énergies et les champs de force que l'artiste tente de matérialiser ’ et cela s'explique difficilement sans comprendre les révolutions romantique, debussyste et sérielle, qu'incarne assez bien Jean Barraqué.

La Mort de Virgile

« Avait-il jamais vécu autrement qu'en face de la mort ? » (Broch) L'�?uvre la plus connue de Barraqué est une non-�?uvre, car parfaitement inachevée, au sens basique du terme. Tout a été détruit. Il s'agit de La Mort de Virgile, commencée en 1955, et qui occupera le reste de sa vie (Barraqué meurt à 45 ans d'un hématome cérébral), d'après la nouvelle postmoderne d'Hermann Broch, comme le lui avait suggéré Michel Foucault, lui-même dans une période mélancolique et suicidaire. Elle expose le dernier voyage de Virgile, inextricable enchevêtrement de situations, où le poète tente d'obtenir d'Auguste l'autorisation de détruire son manuscrit de l'�?néide. Broch est aussi l'auteur du concept d'Apocalypse joyeuse, pour  désigner l'effondrement imminent de l'Empire austro-hongrois. L'on sait le lien de la tabula rasa sérielle avec le besoin d'un monde musical « non vicié » au sortir de la Seconde Guerre mondiale. « La musique, c'est le drame, c'est le pathétique, c'est la mort.

 C'est le jeu complet, le tremblement jusqu'au suicide. » (Barraqué, « Propos impromptu », 1969) La contradiction est de croire que d'une combinatoire compliquée, et même la plus compliquée qui soit, doive sourdre le développement organique. C'est cela qui a placé le sériel totalisant devant l'impossibilité de l'achèvement, l'impossibilité d'un Tout pourtant ardemment désiré.

Nicolas DARBON, janvier 2011

Références

BARRAQUE, Jean, Debussy, Seuil coll. Solfèges, Paris, 1962.

BARRAQUE, Jean, « Debussy ou l'approche d'une organisation autogène de la composition », Debussy et l'évolution de la musique au XX Siècle, Paris, CNRS 1965.

BROCH, Hermann, Der Tod des Vergil, 1945.

FENEYROU, Laurent, Ecrits de Barraqué, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2001.Dossier Barraqué, Entretemps, n°5, Paris, 1987, épuisé, cf. http://www.entretemps.asso.fr/Revue/

FOUCAULT, Michel, « Qui êtes-vous professeur Foucault ? », Dits et écrits I, Paris, Gallimard, 1994.