L'ingénierie des formations en alternance

Note de lecture par De PERETTI André

Ndlr. Nous remercions André de Peretti et les éditions l’Harmattan, qui nous autorisent à reprendre ici, sous la forme d’une Note de lecture MCX le texte de la Préface qu’André de Peretti a rédigé pour ce livre

Il est des livres qui donnent à penser fortement : la lecture du présent ouvrage en fait foi ! Il se trouve aussi des livres qui se situent à l’articulation vive du passé qui se condense, et du devenir en différenciation foisonnante et en expansion accé-lérée : c’est ce qu’on peut ressentir en méditant sur la richesse des conceptions et des théorisations qui fondent l’approche qualitative, constructiviste, des propos de Jean Clénet dans ce livre, et que scandent les trois termes de son titre.

Se tourner vers l’ingénierie, d’abord, est bien une réponse aux questions paradoxales que nous pose la nouvelle civilisation, baroque, exubérante, critique, en émergence devant et autour de nous. Comme à la renaissance et aux temps du Baroquisme triomphant, une exigence de qualité vient alors soulever irrésistiblement tous les actes de production, de création, de transmission et d’échange. Il ne s’agit plus d’en rester à des tâtonnements individuels et à des copiages maladroits de gestes ou d’expression : on ne peut plus s’en remettre non plus à des bricolages indéfiniment oubliés. Il convient, pour toute insertion professionnelle ou sociale, de disposer, de rechercher, les ressources d’une ingénierie de qualité.

L’exigence de qualité (et de qualification) est étayée, d’autre part, comme au XVIIIe siècle, par un rapprochement intense avec la Nature. Celle-ci n’est plus un "paradigme perdu" (comme le craignait Edgar Morin, il y a un tiers de siècle !) mais elle inspire une biologisation croissante des conceptualisations et des modélisations tant rationnelles que pragmatiques. Cette biologisation correspond à la complexité, au bouclage récursif de tous les phénomènes animés par les échanges d’énergie-informations : elle requiert, d’une façon instante, une exigence forte d’intériorisation des opérations réalisées extérieurement, chez tout sujet agissant et/ou apprenant. Chacun est invité à un développement paradoxal : entre une "clôture opérationnelle" sur lui-même, construite originalement, et un "couplage structurel" (Francisco Varela), structurant, à un environnement  matériel, social et symbolique  de plus en plus élargi, labyrinthique, mondialisé !

Naviguant existentiellement sur l’océan des savoirs et des savoir-faire qui déferle sur les groupes sociaux et les individus, il importe désormais à tous de se tenir "au(x) courant(s)" des nouvelles vagues, sans se laisser immerger. Chacun a besoin de l’aide, de la bouée, d’un corpus de connaissances et de tours de main ou d’idées, filtrés sur la multitude des informations et gestes virevoltant à tous les vents. Mais dans cette "Odyssée", la jeunesse de quelque "Télémaque" ne peut récuser pour sa préparation, le recours sage de quelque "Mentor" ! Plus que jamais, pour le développement de l’autonomie offerte et requise, la mondialisation impulse paradoxalement une nécessité impérieuse de formation conjointe à une opportunité d’accompagnement. Comme le décrit si fortement Jean Clénet.

En plaçant la formation au centre de nos parcours, la nouvelle civilisation nous porte à côtoyer sans répit le foisonnement des recherches qui ne cessent d’animer et de bouleverser l’univers des mœurs et des techniques qui nous relient les uns aux autres. Sous leur effet, il n’est plus question, comme l’analyse Jean Clénet, de s’en tenir à des inculcations stéréotypées, à un façonnement trivial des démarches et au modelage d’actes professionnels répétés et figés selon des voies standardisées : alors que tout, autour de nous, change de façon surraccélérée, surréaliste ! Il ne saurait être question, non plus, de séparer recherche et action, à quelque niveau que ce soit. L’enjeu devient donc de promouvoir la formation en interface entre l’action et la recherche. Il devient par suite urgent, de développer les procédures et l’esprit d’une "action-formation- recherche" comme s’y emploie notre auteur, soutenue par une ingénierie adéquate.

Nous ne sommes dorénavant plus tout à fait dans une "galaxie Gutenberg", en laquelle les "choses sont bien imprimées", absolutisées, cotées, conservées : pour quelques élites ou princes. Nous sommes plutôt aux flancs d’une "cosmogenèse" et d’une "noosphère", effervescentes, où chacun est en interaction accentuée avec tous, systémiquement, et où l’information doit arriver  au plus grand nombre en attendant de parvenir à tous. Car les moyens de communication se sont exponentiellement accrus ; ils sont mis entre des mains de plus en plus innombrables ; et toutes les connaissances diffusées, proposées, médiatisées, sont appelées à devenir de plus en plus personnalisées.

J’ai aimé à ce propos, le témoignage d’une étudiante : "un processus est enclenché qui sollicite en moi le désir de poursuivre ma démarche. J’ai encore apprécié de naviguer entre "un espace personnel" et un espace plus " théorique" qui m’a permis de rendre plus explicites et structurées des choses qui étaient en moi de manière plus implicites et informelles" (p.158). Une telle évolution se plaçait dans le paradoxe baroque d’une formation poussant chacun à devenir, par des balisages théoriques, de plus en plus original et en même temps solidaire des autres, par le soutien d’un compagnonnage, d’un accompagnement en réflexion sur lui-même, comme l’a vécu et le vit Jean Clénet.

Le cheminement de notre auteur nous conduit à une investigation puissante sur nos conceptions mêmes du statut de formateur et de l’accompagnement qu’il réalise peu ou prou auprès des personnes qui lui sont confiées (ou qui se confient à lui). Qu’est-il  désormais porté à faire ? Placer les nouvelles générations dans la "clôture" de bibliothèques aux ressources opulentes et aseptisées ? Ou bien les situer dans le "couplage", sur le tas, à des lieux de production et d’échange ? Ou encore, ne faut-il pas, de mieux en mieux, en isomorphisme à la réalité biologique, mettre en "reliance" étroite, rythmée, agie, clôture universitaire et couplage professionnel, livres ou références et tâches, actions situées ou responsabilités opératoires ! Alors, va pour l’alternance.

Et c’est bien l’alternance revisitée, opportune, qui est au cœur du message aussi bien expérientiel qu’universitaire de Jean Clénet. Au travers de sa trajectoire existentielle, ainsi que par ses travaux d’organisation, de formation et de recherche, il nous rend sensibles à une alliance davantage étroite entre le monde de l’action et celui de la réflexion, dans un gain réciproque de hauteur et de réalisme. De même que la culture humaniste et la culture technique ne peuvent plus être écartées l’une de l’autre, de même ces deux mondes ne peuvent être fermés l’un à l’autre : selon une logique pseudo-cartésienne, coupante, linéarisante, désuète, classique !

Ce qui va importer, en résonance à la nouvelle civilisation en genèse, c’est une "bio-logique", baroque d’aller et retour incessant, d’"alternance" à un rythme soutenu, entre les actes pragmatiques et les éclairages théoriques, entre le faire et le dire mais aussi l’écrire, entre l’expérimental et le référenciel, entre les lieux de travail et les espaces de pensée et de confrontation, non plus séparés mais reliés en interfertilisation réciproque. Et il s’agit, dès lors, de relier voire d’accoupler, en ingénierie ouverte, l’acquisition de techniques multiples et leur mise en œuvre dans la construction de compétences, selon une diversité de situations réelles et une large variété d’approches et de constructions : permettant d’organiser en projet toute démarche, qu’elle soit celle d’acteur, de créateur, d’auteur mais aussi de formateur et d’accompagnant ; mais toujours en reliance à d’autres personnes.

J’espère, lecteurs, que vous aimerez que les paradoxes viennent nous rassurer dans l’approche de la complexité, abordée dans les pages qui suivent. Par eux se conjuguent audace et précautions dans le zèle du formateur-chercheur-acteur, mais aussi cadrage et décadrage, ou encore, comme je le sentais dans la démarche rogérienne, présence sans pression et distance sans dépression. On peut aussi comprendre que plus l’ingénierie d’accompagnement est riche, et plus elle autorise simultanément l’invention et la compatibilité aux autres, encouragées en chaque apprenant. Et plus les références théoriques sont fortes et riches, plus elles laissent guilleret et libre chacun, en capacité d’entraide aux autres. Bonne chance aux formations en alternance et à l’élaboration raisonnée, concertée, des ingénieries spécifiques qu’elles méritent !