Gérer la complexité dans la société contemporaine

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

L'initiative était sympathique malgré sa fausse modestie : la prestigieuse Académie des Sciences, par le jeu d'une de ses courroies de transmission (le Comité des Applications de l'Académie des Sciences) témoignant de son intérêt bienveillant "pour les profondes mutations liées à l'évolution des technologies et des applications de lascience dans notre société contemporaine" et donc... pour les sciences de la complexité ; au moins pour la gestion de la complexité. Un colloque prestigieux, "dans la grande salle des séances de l'Académie, s'achevant par une séance solennelle présidée par le Ministre de la Recherche et de l'Espace, sous la Coupole".

Le thème choisi pour ce colloque, et pour le dossier qui en rend compte, suscitait sans doute l'inquiétude du citoyen comme du scientifique attentifs à la complexité de leur perception du monde : la complexité est précisément "ce qui ne se gère pas" ; on gère dans la complexité (comme le dit si bien D. Génelot dans son livre, 1992) ou on "fait avec" (comme le disent les anglo-saxons : "to deal with complexity"). Mais la lecture du dit dossier va confirmer cette inquiétude, malgré la bonne volonté manifeste des éminents scientifiques qui vont s'efforcer de nous convaincre qu'ils savent ce qu'il faut faire pour "gérer la complexité" : en utilisant, dit l'un, le modèle GBS : du Gros Bon Sens ! ; ou celui de "la transparence", dit l'autre qui ne voit pas que la recherche de la transparence suscite par elle-même bien des complexités ; en tenant compte, à regret, des mouvements d'opinion, dira un troisième ; en appliquant systématiquement le principe de subsidiarité, dit un autre ; en utilisant mon corrigé-type de la gestion du projet du tunnel sous la Manche, corrigé qui interdit aux acteurs de changer plusieurs fois d'avis au fil de l'exécution, dit l'économiste qui ne sait pas s'étonner de ce que, nonobstant ses recommandations, le dit tunnel soit inauguré en 1994 ! ; etc...

Aussi naïfs et confiants que soient le citoyen et le scientifique, ils perçoivent vite l'inconscient scientisme de la plupart de ces discours vulgarisateurs (il est de brèves mais notables exceptions : je pense en particulier aux textes trop brefs de J. Bergougnoux, de P. Perrier et de J. Ripert) : l'Académie des Sciences n'a pas encore entendu l'appel que lui adressait G. Bachelard en 1934 (Le nouvel esprit scientifique, p. 19) : "Une sorte de pédagogie de l'ambiguïté pour donner à l'esprit scientifique la souplesse nécessaire à la compréhension...". Que la complexité, cette "Imprévisibilité Essentielle et Intelligible" ne soit peut-être pas "dans la nature des choses" ni dans "l'ancienneté des disciplines scientifiques", mais dans le regard - ou le projet - des modélisateurs, ne constituent pourtant pas pour le scientifique (ni, plus généralement, pour le citoyen) une proposition inacceptable.  Non seulement il peut la comprendre, mais il sait, d'une expérience millénaire que "la méditation de l'objet par le sujet prend toujours la forme du projet" (G. Bachelard, 1934, p. 15). Projet que nous pouvons vouloir complexe, reliant plutôt que découpant, conjoignant plutôt que disjoignant. Projet dont l'expérience humaine, qu'on la qualifie de scientifique, d'artistique, d'ingénierale ou de philosophique, nous apprend les innombrables stratégies d'actions intelligentes. Projet qui aujourd'hui prendra la forme d'une entreprise d'argumentation : comment convaincre les institutions scientifiques et leurs porte-paroles, de la légitimité et de la nécessité de ce changement de regard, de cet enrichissement permanent de "nos modes de connaissances critiques et prospectives" (J.Ladrière) ? Comment le faire avec assez d'assurance et d'humilité pour que cette "actualisation de nos méthodes d'enrichissement" (G.Bachelard, 1934, p. 148) soit entendue comme un Projet pour la Recherche contemporaine plutôt que comme une tactique d'usurpation d'un dérisoire pouvoir académique ? L'entreprise originale du CADAS nous servira alors de stimulante incitation : cherchons collectivement à nous convaincre ensemble des ressources que les sciences de la complexité peuvent mobiliser en privilégiant l'ingénium sur l'analyse, la conjonction sur la disjonction, la compréhension sur l'explication, le projet sur l'objet, l'invention sur la déduction, le déploiement sur la dissection... Le Programme Modélisation de la Complexité se constuitsans doute par cette incitation.

J.L. Le Moigne.