Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne, 1450-1950

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Plus nous nous efforçons de développer notre entendement de la complexité, plus nous nous étonnons des lacunes de notre culture et de notre difficulté à bien "argumenter", autrement dit à bien penser. Comment se fait-il que nous soyons si ignorants de la puissante rhétorique que nos anciens, de Protagoras à Nietzsche ou Valéry, avaient si solidement développée, et si dubitatifs sur le bon usage de cette antique science de l'argumentation ? Alors qu'elle nous aide si intelligiblement à "déployer l'éventail de la raison humaine", raison que les logiciens et les grammairiens voulaient enfermer depuis trois siècles dans l'étroit corset de la déduction syllogistique parfaite.

Ce sera un des grands mérite de cette volumineuse encyclopédie que de nous aider à retrouver dans nos cultures les traces de cette riche expérience cognitive qui s'est développée pendant les cinq derniers siècles en Europe ; expérience prolongeant celle qui, d'Aristote à Cicéron, a forgé cette "surprenante faculté de l'esprit humain" capable de représenter intelligiblement par d'artificiels systèmes de symboles, les situations qu'il perçoit complexes et au sein desquelles nous voulons agir délibérément", sans nous résigner a priori aux fatalités du hasard ou de la nécessité.

Le volume a sans doute tous les défauts du genre, que symbolise la superbe de l'académicien qui a cautionné et patronné l'entreprise : une vingtaine d'auteurs, historiens et philologues pour la plupart, fiers d'être des spécialistes pointus de tel ou tel domaine, et peu soucieux d'accorder leur violon, disposant chacun d'une cinquantaine de pages et s'enfermant en d'étroites sections de la chronologie (1500-1536, puis 1520-1550, puis 1536-1572, etc.) nous livrent leur savoir érudit et nous laissent souvent la charge de le relier à celui de leur voisin ou à celui du projet qui mobilise cette entreprise. Il n'empêche que ce faisant nous glanons, au fil de la lecture, bien des épis précieux que l'on va pouvoir moudre avec un vif bonheur, en le mêlant à nos propres expériences modélisatrices contemporaines. Certains plus que d'autres, bien sûr, qui ne seront pas les mêmes pour tous les lecteurs : les chapitres sur Vico, trop rares à mon gré, ou les derniers, sur la rhétorique au XIXe siècle et sur sa "réhabilitation"… plus espérée que constatée au XXe siècle, sont sans doute ceux qui ont davantage retenu mon attention. Les gros index permettront à d'autres lecteurs de cheminer autrement dans ces labyrinthes de la rhétorique.

On peut craindre pourtant que tant d'érudition ne dissuade les enseignants et en particulier ceux qui ont aujourd'hui le plus besoin de savoirs rhétoriques : ceux qui enseignent les mathématiques, la logique, les sciences de l'ingénierie et de la cognition. Ils se diront à nouveau : " Ah ! cela est bon pour les littéraires, mais pas pour nous qui nous prétendons plus rigoureux " et ils ignoreront l'ascèse intellectuelle que requiert "l'obstinée rigueur" à laquelle nous invitait Léonard de Vinci (Léonard qu'ignore hélas cette encyclopédie, alors que ses " Cahiers " sont sans doute l'illustration la plus convaincante de la fécondité et du plaisir de l'art rhétorique). La rhétorique, c'est bon pour les littéraires, diront­ils ! Ah ! s'ils méditaient un peu sur l'infinie complexité de la raison humaine capable de s'entendre elle-même.

En attendant qu'ils veuillent le faire, montrons leur l'exemple : ne pouvons-nous parfois nous exercer à de telles lectures paisibles, les soirs d'hiver, au coin du feu ?

J.-L.Le Moigne