La santé publique atomisée. Radioactivité et leucémies : les leçons de La Hague

Note de lecture par LE MOIGNE Jean-Louis

Lorsqu’on nous interroge sur la légitimation de nos travaux collectifs sur la modélisation des systèmes perçus complexes, on nous reproche souvent de privilégier les considérations épistémologiques plutôt que les "études de cas". Ce reproche est sans doute partiellement fondé, mais nous pouvons faire valoir les difficultés que nous rencontrons en pratique pour rendre publiques et aisément accessibles les études dites de terrain qui illustrent nos exercices effectifs de modélisation de la complexité. Aussi faut-il nous féliciter de la récente parution de cette "étude de cas"… qui passionna les médias, et irrita les institutions scientifiques françaises en 1977 : peut-être vous en vous souvenez-vous encore ? En janvier 1997, la revue scientifique prestigieuse BMJ (Bristish Medical Journal) publiait un article du docteur et épidémiologiste français, J.F. Viel, présentant les résultats d’une enquête approfondie sur le cas des leucémies d’enfants survenues aux alentours de l’usine de retraitement des déchets nucléaires de La Hague (Cotentin).

Etude qui allait susciter un déchaînement de passions déshonorant nombre d’institutions et de personnalités scientifiques françaises, de l’INSERM au Prix Nobel G. Charpak (qui qualifiera cette étude de "pure escroquerie", fin janvier 1997… alors que le Comité Scientifique qu’il faudra bien nommer ensuite reconnaîtra en février "le sérieux de cette étude"), comme, bien sûr, d’un trop grand nombre de journalistes (quelques-uns pourtant sauvèrent l’honneur de leur corporation !).

J.F. Viel, épidémiologiste et professeur de santé publique va donc nous raconter la genèse, la réalisation et les interprétations de cette étude épidémiologique relativement classique : occasion pour ses lecteurs de se familiariser avec la complexité et le caractère transdisciplinaire de la recherche épidémiologique, puisqu’il parvient à la présenter de façon fort intelligible sans se protéger derrière un jargon réservé aux seuls spécialistes. On "comprend" le processus tâtonnant de formulation des hypothèses et d’interprétation précautionneuse, comme les réserves déontologiques et éthiques qu’appellent cette discipline ni plus ni moins "scientifiques" que les autres. Et on comprend la façon dont les pesanteurs sociologiques et culturelles, comme les pressions politiques, peuvent affecter la discussion de ses interprétations. Le comprenant, on se demande pourquoi certains scientifiques considèrent que les autres citoyens sont "trop bêtes pour le comprendre" ? et pourquoi ils devraient systématiquement entourer les "conclusions" d’un voile opaque ?

On ne peut ici qu’inviter les chercheurs et les citoyens, quelles que soient leurs disciplines et leurs expériences, à lire cette "étude de cas de situation perçue complexe" : elle est aisée à lire, vivante, apparemment bien documentée ; la complexité est décidément intelligible dès lors qu’on souhaite décrire plutôt que prescrire en développant "précautionneusement" des connaissances argumentées.

Par nombre de ces aspects, elle rappelle une autre étude de cas, différente par son contexte, comparable par les questions qu’elle pose sur les rapports de la science et de la société : "Le roman de l’algue tueuse ; Caulerpa taxifolia contre la Méditerranée" d’A. Meinesz (dont on rendait compte dans le Cahier des Lectures MCX n° 16 de novembre 1997). Et comme elle, elle suggère un appel plus insistant encore à la culture épistémologique des scientifiques comme bien sûr des citoyens : on est sensible aux efforts de J.F. Viel pour mettre sa discipline en perspective historique et méthodologique, mais on s’interroge sur le sens qu’il propose de donner aux connaissances scientifiques dans la cité. Certes on est sensible à sa requête de "l’irruption des citoyens (dans) la science (qui) se décide et se construit". Mais cette irruption, pour être praticable, appelle la formation d’un "civisme épistémologique" qui ré explicite sans cesse ses propres fondements. Aussi longtemps que le cartésiano-positivisme présidera à la légitimation institutionnelle des savoirs enseignables, nos sociétés auront du mal à savoir tirer "les leçons de La Hague" : n’est-ce pas là une des leçons que l’on peut tirer de cette vivante "étude de cas" ?

J.L. Le Moigne