Terre Patrie

Trad. chinoise

SEUIL - 1998

Présentation de l'ouvrage

Préface édition chinoise

" Concordance de l'Orient et de l'Occident "

Est ce un hasard si j'ai conclu l'introduction générale à mon oeuvre majeure, La Méthode en me référant à ce que le Tao appelle l'"Eprit de la vallée " lequel " reçoit toutes les eaux qui se déversent en elle " ? Est ce un hasard si j'ai défini le mot méthode en rappelant le sens originaire du terme qui signifie cheminement à partir d'un " principe de complexité " qui vise à lier ce qui est disjoint, évoquant encore une fois le Tao, et dans le sens de " voie ", et dans le principe qui unit yin et yang ?

Ma connaissance de la pensée chinoise ancienne est très fragmentaire, redevable de traductions, mais mon propre mode de pensée, nourri d'une tradition occidentale minoritaire jalonnée par les noms d'Héraclite, Nicolas de Cusa, Pascal, Hegel, Marx s'est trouvé en résonance avec un mode de pensée originaire et profond de la tradition chinoise. Les deux principes de méthode que j'ai cru pouvoir dégager, celui de la dialogique et celui de la boucle récursive ont trouvé sous d'autres mots leur expression en Chine. Ainsi le principe dialogique, qui associe de façon indissolublement complémentaire des principes ou notions demeurant antagonistes dans cette complémentarité même, peut être conçu, non seulement comme un développement corrigé de la dialectique de Hegel, mais aussi comme l'expression occidentale moderne d'une idée clé chinoise, de Lao Tseu à Fang Yizhi.

De même l'idée de " boucle récursive " que j'explicite et utilise dans mes ouvrages ici traduits, pour comprendre les processus d'auto­création et d'auto­production dans notre univers, y compris ceux de l'univers lui-même, correspond à un thème sous-jacent du Tao qui trouve son expression chez Fang Yizhi.

Enfin, quand j'ai oeuvré pour une connaissance qui saisisse ses objets, non pas de façon isolée et close, mais dans leur contexte et dans leur ensemble global, je me suis senti naturellement en résonance avec une pensée chinoise qui s'attache aux relations, mutations et transformations. je pourrais mettre en exergue de mes écrits la parole de Tchouang Tseu: " la grande intelligence englobe, la petite intelligence discrimine " , étant entendu que la grande intelligence a besoin de la petite intelligence. On rejoint ici le principe de Pascal qui me guide:

" toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s'entretenant par un lien naturel insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties "

Aussi est-ce une grande joie pour moi que mes livres les plus significatifs soient traduits en Chine. Je crois que le lecteur, en dépit des différences de vocabulaire, se trouvera plus rapidement disposé à me comprendre que bien des lecteurs occidentaux, lesquels sont plus fidèles aux principes de séparation et de discrimination cartésiens qu'au principe de liaison et d'interaction pascalien.

Ma connaissance de la littérature chinoise est quasi nulle. J'ai seulement lu, mais avec une intense volupté psychique, le roman Au bord de l'eau, me disant sans cesse " comme ils sont comme nous, comme ils sont différents de nous ".

C'est cette unité dans la diversité, cette diversité dans l'unité, qui constitue le trésor du genre humain, et qui nous permet d'authentifier, englobant nos citoyennetés nationales sans les altérer, notre citoyenneté planétaire.

J'ajoute que je fis un séjour en Chine en 1992, j'ai pu plonger dans le passé multimillénaire de Xian et m'avancer aux avants postes futuristes de Shanghai, Shenzhen et Kwandong. je me suis senti communiquer avec le destin pathétique de cette portion énorme d'humanité, dont la civilisation naît à l'aube des temps historiques, et qui affronte aujourd'hui tous les défis de l'ère planétaire.

Voilà ce que peut vous dire un ami très lointain et très proche, dont vous découvrirez et la distance et la proximité dans ce livre.

Edgar Morin