Présentation de l'ouvrage
" La vérité n'est point ce qui se démontre. Si dans
ce terrain, et non dans un autre, les orangers développent de solides
racines et se chargent de fruits, ce terrain-là, c'est la
vérité des orangers. " La poésie de Saint-Exupéry
résume à elle seule le projet de ce livre : montrer que le
territoire n'est pas une réalité " en soi ", mais qu'il constitue
un enchevêtrement de " clairières " personnalisées qui
définissent autant de rapports intimes à l'espace.
En effet, malgré les mutations de nos sociétés, l'être
heureux est sans doute toujours celui qui, comme l'enfant, ici et maintenant,
s'abandonne à une lecture poïétique des formes
familières de son jardin, pour les métamorphoser en un monde
nouveau et apprivoisé.
Dans ces conditions, plutôt que de chercher à organiser
rationnellement nos espaces en vertu de prétendues lois universelles,
nous ferions mieux d'essayer de comprendre comment les individus inscrivent
leurs existences dans leurs mondes et comment certains aménagements
peuvent les faire souffrir et les engager dans des violences d'espaces.
Dans cette entreprise, les concepts de la complexité peuvent
apparaître comme de précieux outils pour aider ceux qui ont
la responsabilité de nos territoires - élus, administrateurs,
chefs d'entreprise, architectes, etc. - à renoncer à leur
rôle de prescripteur, au profit de celui de traducteur et de tresseur,
à même d'aider les uns et les autres à épisser
leurs regards et leurs façons d'habiter, pour élucider ensemble
les conditions d'une habitabilité heureuse et durable.
Michel ROUX est enseignant-chercheur à Lorient. Il a publié
plusieurs ouvrages sur l'imaginaire spatial. Il est cofondateur de l'atelier
" Espaces, habitabilité des territoires et Complexité " du
Programme Européen Modélisation de la Complexité.
PRESENTATION DE
INVENTER UN NOUVEL ART d'HABITER
Le ré-enchantement de l'Espace
Par Michel ROUX
Collection INGENIUM -Ed.l'HARMATTAN
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INTRODUCTION
Nos territoires sont d'abord des mondes
" Que le monde soit mon monde se montre en ceci que les frontières
du langage (le seul que je comprenne) signifient les frontières de
mon monde. " - L. Wittgenstein
Ce livre traite " des territoires " et surtout des conditions qui peuvent
favoriser leur habitation harmonieuse et durable. Or, parmi ces conditions,
il en est une qui me paraît plus impérieuse que les autres :
ne plus utiliser ce terme au singulier et procéder à sa
redéfinition. En effet, les différentes acceptions qu'on lui
prête le présentent toujours peu ou prou comme une " portion
" appropriée de l'espace ; ce faisant, elles accréditent
l'idée qu'il se réduit à une " figure " fermée,
limitée par des frontières, et qu'il est loisible, par
conséquent, de le décrire de " l'extérieur ". Ainsi
le territoire aurait une existence " en soi ", observable par tous ; on pourrait
distinguer les collections d'objets qui le peuplent (maisons, rues, entreprises,
espaces verts, etc.), chercher les lois qui rendent compte de son ordonnancement
et rêver de lui donner un jour une forme universelle idéale.
Je n'adhère pas à ce mode de représentation qui contraint
dangereusement la réflexion. Avec d'autres, auxquels ce livre rend
hommage, je préfère croire que " les " territoires ne sont
pas distincts de nous et qu'ils sont au contraire des " extensions " de nos
êtres intimes : des " clairières " que l'on éclaircit,
des " mondes " que l'on ouvre, des " sphères utérines ", des
" abords ", des " clôtures opérationnelles ", autant de
manières de désigner des régions, des interfaces qui
permettent aux êtres de construire leur autonomie, c'est-à-dire
de s'inscrire et de s'intégrer dans la totalité en préservant
leur différence.
Ces territoires-mondes sont des " traductions " inventives,
poïétiques et hautement personnalisées par lesquelles
les êtres investissent et saisissent leur environnement anthropo-naturel
; par conséquent ce sont des " langages ". Or, comme la plupart d'entre
nous n'ont pas appris, à l'instar des moines tibétains, à
différencier leur pensée de leur être, les frontières
de nos langages sont les frontières de nos mondes et, comme le dit
L. Wittgenstein, nous sommes nos mondes.
Cette heuristique modifie considérablement l'approche de nos territoires,
qu'il s'agisse d'une table, d'une cave, d'un grenier, d'une maison, d'un
jardin, d'un bureau, d'un atelier, d'une entreprise, d'une rue, d'un quartier,
d'une ville, d'une région ou encore d'une montagne ou d'un désert,
etc. En effet, elle dénie aux " décideurs " la possibilité
de les aménager, comme ils le font aujourd'hui, au nom de
vérités et de principes universels. Car ces processus
d'uniformisation et de standardisation, qui nous convoquent au nom de la
" Raison " et du " Progrès " et nous pressent de nous plier aux exigences
d'un temps qui se contracte et d'un espace qui se rétrécit,
ne cessent de piétiner les " jardins secrets " qui s'enchevêtrent
et se profilent en filigrane de ces territoires. Ce faisant, ils risquent
de perturber gravement nos langages, nos façons de produire les images
de nos mondes, de donner du sens à nos existences et de nous engager
à terme dans des violences d'espaces.
Ce livre souhaite sensibiliser le lecteur à cette heuristique et surtout
lui suggérer qu'il est possible de regarder les choses autrement ;
qu'aucune fatalité ne saurait nous interdire, ici et maintenant, de
réinventer des espaces harmonieux, pour peu que nous parvenions à
faire sourdre les projets des uns et des autres pour les épisser,
c'est-à-dire les relier entre eux dans leurs différences.
En ce sens, il s'adresse à tous ceux qui se soucient d'espaces. Et
même si les deux premiers chapitres peuvent laisser entendre qu'il
est destiné aux aménageurs, les autres, consacrés à
l'art d'habiter en poète (chapitre III), à l'espace de la
pensée mythique (chapitre IV), aux forces déterritorialisantes
(chapitres V, VI, VII), aux violences d'espaces (chapitre VIII) et à
la complexité (chapitre IX), achèveront de convaincre, je
l'espère, qu'il concerne largement l'architecte, l'urbaniste, le chef
d'entreprise et, d'une manière plus générale, tous ceux
qui mobilisent leur " ingenium " et travaillent à la réinvention
de nos espaces.
SOMMAIRE
INTRODUCTION - Nos territoires sont d'abord des mondes 11
CHAPITRE PREMIER - Nos territoires sont dans la tourmente … ou les limites
de l'organisation rationnelle de l'espace 15
CHAPITRE II - Quand les individus se détournent des livres pour inventer
d'étranges territoires 27
CHAPITRE III - Tout se passe comme si les hommes avaient pour projet d'habiter
en poète 47
CHAPITRE IV - L'espace de la pensée mythique ou l'art de donner du
sens au quotidien 63
CHAPITRE V - Quand le dogme de la " marche du siècle "ne nous laisse
plus le temps d'habiter en poète 83
CHAPITRE VI - Quand l'ordre de la Figure se substitue à l'ordre du
Vécu 103
CHAPITRE VII - Quand la Consommation et la Norme traduisent les espaces
poïétiques en zones de non-droit 123
CHAPITRE VIII - Violences d'espaces 139
CHAPITRE IX - Plus de complexité pour réinventer pragmatiquement
des territoires harmonieux 165
EPILOGUE - Vivre à bord 183